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Le pont de Brooklyn

Publié le 18 octobre 2014 par Ctrltab

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J’avais pédalé comme un fou furieux, je m’étais enfui brusquement de la fête et des fastes luxueux. J’avais tourné le dos au musée et à la soirée de réception de mon film. J’avais fui les rires, les parfums riches, les sourires blancs et rouges, aux couleurs trop tranchées, les mains qui se posent sur mon costume Margiela comme si elles espéraient elles aussi m’arracher une part de mon succès. Je m’étais détourné des seins rebondis, des poignées de main fermes, des claques dans le dos vigoureuses et ô combien amicales, « vieux frère, tu nous a bien eus ! C’est magnifique ! So great ! Amazing ! You are a genius ! Etc. » J’avais enfin pu ôter ces lunettes de soleil qui, loin de me protéger des scintillements des lustres, cachaient, avec une vulgaire ostentation, mon statut d’idole de la soirée. Sur le guidon, je regardais mes ongles manucurés, mes doigts épilés, ma paume douce. C’est Margot qui avait insisté pour que je sois parfait. J’aimais comment elle me mettait en valeur. Son monde était si différent du mien, plus jeune, plus léger, plus pur. Moi, je suis écrasé par une couche de trente ans supplémentaires, j’ai dû attendre un jour un coup de fil chez moi, j’ai appris à écrire avant de pianoter, je commence à perdre mes cheveux. Margot est effeuilleuse, c’est là où je l’ai rencontrée. Mais elle est aussi comédienne, chanteuse, street graffeuse et à vrai dire presque tout ce que vous voulez. En dévalant les marches en marbre, j’avais enlevé ma veste. C’était à mon tour de faire le strip-tease. J’avais trop chaud, des auréoles sous les bras. J’aurais pu sauter dans un taxi, ils attendaient patiemment en bas pour recevoir leurs clients repus et leurs becquées. Mais l’idée de devoir faire la conversation avec un type, cracher avec lui sur les femmes dans une complicité entendue de mâles m’avait encore plus profondément rebuté. Et après, comme avec mon psy, je cracherais gentiment la monnaie. Pas question, je les emmerdais tous. J’étais encore trop à l’étroit dans cette chemise en popeline précieuse. J’avais déboutonné les boutons supérieurs. Autrefois les poils de mon torse se seraient aventurés, curieux, au dehors. Désormais j’avais le torse d’un adolescent de treize ans, entièrement épilé pour elle. Et puis, j’avais vu les vélos accrochés au grille et l’envie de connerie, joyeuse, infernale, m’était remontée. Bien sûr, j’allais en chourer un ! Cette pensée mauvaise me rassurait : mon Dieu, merci, j’étais encore en vie ! La manœuvre ne fut pas trop difficile. Dans le quartier, personne ne craignait les voleurs de bicyclettes, les antivols étaient faciles à faire sauter, même à mains nues. Avec mon opinel suisse et un peu de persévérance, et le tour fut joué. Je m’étais foutu plein de cambouis, qu’importe. Mon nom résonnait au loin. « Louis ! Louis ! » Margot me cherchait. Moi ou le scandale ? Moi ou la restauration précaire d’un équilibre qu’elle venait de briser ? J’arrachais ma chemise, tel Hulk, l’homme vert des années 80 qui ne pouvait s’empêcher de retrouver sa vraie nature lorsque l’action le demandait, celle d’un homme violent, sauvage et musclé, prêt à mordre et en découdre. « Vas-y, allez, vas-y, mords, saute-lui à la gorge ! Bouffe-les tous ! » Oui, casse-toi, pauv’con ! C’était tout. Putain, j’en aurais chialé ma mère. Ne surtout pas se retourner, enfourcher sa monture et regagner Brooklyn. Oui, voilà, tout abandonner ! Je sautais sur le bike, il était un peu petit pour moi et je m’élançais sur les routes noires de la ville. Enfin, la liberté ! Le vent frais me caressait violemment ma peau à nue. Je n’avais que mon pantalon qui me protégeait encore. L’automne approchait et sa petite mort apaisante, nous entourait. Les klaxons vibraient autour de moi. C’était vendredi soir, ça gloussait de partout, les talons aiguilles étaient de sortie, la grande orgie commençait, New York City avait faim. De sexe, de drogue, de bouffe. De tout ce qu’elle trouverait à avaler pour mieux le dégueuler le lendemain. Les dents brillaient à la lumière des néons, les bouts de chair gainés par le nylon s’exhibaient, les bras se levaient pour happer un taxi, de peur de rester laissé là, comme un con, abandonné sur le trottoir, en dehors du tissus nerveux et sanguin du monde. Les flashs artificiels m’aveuglaient dans le noir de la nuit. J’étais déjà loin de la salle de cinéma, de mon film projeté, de ce monde aquatique que j’avais créé, dont j’étais si fier, six ans de ma vie, et qui à cet instant ne signifiait plus rien. Le vide, l’abysse. Les sirènes des flics parfois me frôlaient, je baissais la tête, coupable. Comme si mon délit se lisait dans ma manière de pédaler comme un dératé. Comme si les keufs n’avaient rien de mieux à faire que d’arrêter un vieux réalisateur français venant de surprendre sa copine en train de tailler une pipe dans les chiottes du Met le soir de sa première. Salope ! Je descendais Manhattan et tout était très clair. Le début de la fin. La dégringolade. La pente déclinante. J’étais bien sur le deuxième versant ; j’avais accompli mon chef d’œuvre, je le savais. Il ne restait plus rien. A la casse, mec ! Et puis, j’en ai eu assez de ce pantalon de smoking, je me suis arrêté et j’ai tout enlevé, y compris mon calebutte. Là, enfin, j’étais entièrement nu. De nouveau, neuf. Comme un bébé. Les poils hérissés. La bite en l’air. J’attraperais la crève et tant mieux. Je ne me préserverais plus. Plus le temps de penser au principe de durée, j’étais trop vieux pour cela. Vivre à chaque instant ; détaché de tout et de tous. Comme elle, ne rien en avoir à foutre de se faire tirer dans les chiottes par n’importe qui, après tout si l’occasion se présente, pourquoi ne pas en profiter. J’étais devant le pont de Brooklyn, il suffisait de me précipiter. J’ai repris ma monture, j’ai posé mes couilles sur la salle, ce n’était pas confortable, et j’ai foncé. Les pots d’échappement des voitures me chauffaient tandis que le vent sur la nacelle manquait à chaque instant de me faire basculer. En bas, sur une autre route zébrée de mobiles au pire, au mieux dans l’encre sèche de l’East River. A côté de moi, les limousines où l’on baisait et buvait à perdre haleine filaient à mes côtés. Les rares scooters sillonnaient entre les caisses. Je pédalais, pédalais. Bientôt, tout ceci aura une fin. Le jour commençait à se lever. Au bout du pont, j’ai enfin réussi à rejoindre la partie cyclable-piéton. J’ai posé mon vélo contre la rambarde. Mes couilles me faisaient horriblement mal. J’avais une vraie raison d’avoir mal. J’ai pris mon sexe entre les mains comme par réflexe idiot de sauvegarde et j’ai hurlé. A la mort, à la vie !


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