Contes pour Salilus – Shakespeare & Co (suite)

Publié le 23 octobre 2014 par Stella

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Dans la librairie, Jean-Baptiste se sentit un peu à l’étroit. Ce qu’il avait aperçu depuis l’extérieur se confirmait à l’intérieur : il y avait des monceaux, des montagnes de livres, tous différents. Sur les étagères, empilés par terre, s’élevant sur les tables en colonnes branlantes, entassés dans les coins et recoins, il y en avait des milliers, des dizaines de milliers, des centaines de milliers peut-être. Les visiteurs, serrés les uns contre les autres mais avec une étonnante latitude dans leurs mouvements semblaient choisir et saisissaient parfois un volume pour l’examiner. Un vendeur nonchalant allait et venait, les bras chargés d’un énorme carton destiné à un probable réassortiment car, c’est du moins ce qu’il sembla à Jean-Baptiste bien qu’il n’aperçût aucune caisse, les clients achetaient... Quelques cartels, sur les étagères, donnaient de maigres indications : « philosophes », « écrivains russes »,  « poètes », ou encore « prêtres-ouvriers », « syndicalistes »… De temps à autre, il entendait l’exclamation d’une dame à son mari : « Oh regarde ! Voici Philippe Verrier ! C’est étonnant de le trouver ici, tu ne penses pas… » La suite se perdait dans le brouhaha ambiant. La dame achetait-elle ce « Philippe Verrier » si étonnamment retrouvé ? Jean-Baptiste devait se résoudre à n’en rien savoir.

Au bout de quelques minutes, il lui apparut cependant que cette foule avait un sens de rotation. Un courant se formait, insensiblement, l’entrainant à petits pas vers le fond du magasin. La topographie des lieux était des plus curieuses : de nouvelles pièces s’ouvraient au détour de ce qui semblait n’être que des étagères. Aucune fenêtre n’apportait plus la lumière naturelle. À mesure qu’il s’enfonçait dans les méandres de la librairie, les lampes à abat-jour de peau parcheminée qui diffusaient une clarté brumeuse se faisaient plus rares. Bientôt, il constata qu’elles étaient remplacées par des lumignons posés à même les piles de livres, alors qu’il lui semblait que les pièces elles-mêmes devenaient plus étroites. L’odeur devenait plus nette : un parfum fatigué, mélange de poussière du temps et d’effluves de souvenirs, un arôme du passé qui lui rappelait quelque chose, mais quoi ? La forêt de Gâtines ? Le son mat des pas sur les tapis de feuilles, l’appel en écho des oiseaux dans les branches, le frottement imperceptible de l’écureuil sur un tronc ? Son enfance bourguignonne sur les bords de l’Yonne ? Les parties de pêche avec son père, lorsque ce dernier remettait à l’eau le poisson frétillant avec un « trop petit, mon Kiki », et le petit « plouf » de l’eau, qui le soulageait brusquement du fardeau d’avoir empalé un innocent vif-argent sur son hameçon coupant. Ou bien l’atelier ? Ce lieu vibrionnant où s’était écoulée sa vie presque sans qu’il s’en aperçoive, dans l’odeur du métal et des lourds outils martelant les flancs des locomotives dont on lui confiait le soin et l’entretien. Cet endroit qu’il connaissait si bien, qui sentait l’amitié des collègues et les petits matins frileux. A nouveau, Jean-Baptiste marqua un petit temps d’arrêt.

(à suivre)