Jacques Moulin, Portique par Angèle Paoli

Publié le 30 octobre 2014 par Angèle Paoli
Jacques Moulin, Portique,
Éditions L’Atelier contemporain,
François-Marie Deyrolle éditeur, 2014.
Avec 7 dessins d’Ann Loubert.


Lecture d’Angèle Paoli


« L’ESTUAIRE OUVRE L’ESPRIT»

Verticalité. Cinq portiques pour un singulier. Portique. Cinq étapes où lignes verticales grues et cheminées zèbrent l’espace pris entre les cinq textes de Jacques Moulin et les dessins d’Ann Loubert, qui les rythment et les accompagnent. Avec Portique, le poète s’inscrit dans le ciel portuaire de sa région d’origine — la Normandie —, mais invite tout œil sensible à la géométrie des ports à rythmer dans le silence de la lecture les syntagmes qui en construisent les formes. Les cernent les enserrent.

« Le cri du “i” dans les poulies », le grincement « des bigues leviers crics caliornes poutrelles palans » se mêlent aux grincements des mots. En cela, le désir du poète rejoint celui du philosophe Alain, cité en exergue du recueil :

« Je retourne à mes poulies ;
Je veux que le grincement soit dans ma notion. »

D’un portique à l’autre, dans l’enchevêtrement rigoureux de la mécanique portuaire et de sa syntaxe, le paysage narratif évolue. De poème en poème, cela bouge, s’organise, s’érige en système autour de la notion de port et avec elle. Clos sur lui-même, le monde verrouillé des ports s’ouvre sur des univers autres. La pensée portuaire voyage, dégageant au-devant d’elle « [t]out un chemin de ronde sur les routes du monde ». Dans la danse rigide des poutres qui structurent le ciel maritime, le poète est le palonnier qui déploie ses efforts pour maintenir les équilibres, répartir ses charges, huiler ses arêtes érections et ossatures. Stocké sur la page, calibré dans sa forme comme les containers calés sur les quais, le poème attend l’impulsion du poète — « pontier portiqueur passeur de mots » — pour sa mise en souffle et en mouvement à l’intérieur du recueil. À travers langue et cadences. Travail de levage et de migration auquel chacun des deux mondes — poétique | portuaire — participe et contribue, pour aboutir à la « notion » unique de « portique », solidement amarrée aux mots du poète.

Ceint entre « piliers de fonte » et « rideaux de fer », l’univers portuaire est un espace fermé, constitué de coursives passerelles travées cargaisons en attente, crochets… Autant de clôtures qui cisaillent l’horizon et l’enserrent. Dans une odeur tenace d’huile et de goudron. Circonscrit dans un emboîtement de portiques, le port est le lieu privilégié des engins qui s’ancrent dans la boue et montent vers le ciel que traversent les grues. À cette configuration close répond la forme close du poème. « Les mots sont dans la boite »/« Le port est clos comme un poème ». La poétique du port naît de cette étonnante confrontation. Singulière superposition.

Ainsi, chaque poème, clos dans sa numérotation — de 1 à 5 — l’est-il également dans sa chute. « Je suis sur le portique » conclut « Portique 1 ». « Bon pour l’appareillage » (Portique 2). « La partance en système » (Portique 3). « Chute de poulies sur les quais plats » (Portique 4). Seule la phrase qui clôt « Portique 5 » diffère par sa forme par son rythme et par sa longueur :

« Les hommes transportent leur corps et balancent sans la voir leur part d’aspiration accrochée au juste poids des filins qui s’agitent au-dessus de leur tête ».

De même, chaque poème semble clos sur les mêmes rouages, énumérations nominales (souvent ternaires) ou énumérations infinitives :

« Jusqu’aux portiques    Jusqu’aux portiques ponts roulant sur les quais    Jusqu’aux portiques des manutentions bord de quai » ou encore « Prendre  Pincer    Poser ».

Soumis à une syntaxe grinçante acide éraillée, les poèmes de Portique sont livrés à la mécanique géante et phalloïde des ports, à ses filins ses poutrelles ses agrès ses entremêlements de câbles, ses grues aériennes qui soutiennent le vide. De la grue métallique qui sillonne le ciel à la grue cendrée qui « trompette dans son bec », il y a de la parenté dans l’air :

« L’animal et l’engin ont même forme de croc-bec ou avant bec — emmanché d’une ligne — cou ou bien flèche    Même danse devant l’étendue et même grégarité dans l’espace du ciel et des quais »…

Une parenté qui rejoint le poème : « Un même grincement de mots qui conduit le poème jusqu’au cri    Un crissement de poulie dans l’aigu de la langue   Grue et portique sont mots de glotte venus frotter convulsion contre dent de fer…. » Et qui fait du poète, « spreader suspendu à un fil », un « portiqueur » qui manœuvre sa charge, « contrôle le tout sur son écran » et fait « crisser les mots ».

Paradoxalement, depuis les origines, le portique appelle l’ailleurs. Les colonnes ouvrent le ciel strié de lignes vers d’autres espaces. Au commencement, il y eut le Pœcile d’Athènes — son Portique — dont Zénon de Cittium, philosophe-naufragé venu s’échouer au Pirée, découvrit « le rythme obsédant des arcades ». C’est là que, déambulant dans l’Agora de la capitale grecque, le philosophe venu de Chypre fonda l’école du stoïcisme. Bientôt suivi de ses émules, dont Chrysippe « son agrippeur son porteur de bât son caleur de forces… »

S’appuyant sur cette vigueur qui souffle à la face du monde, le poète peut alors affirmer sa propre conviction :

« Les idées viennent par les ports  Tous les peuples en conviennent   L’estuaire ouvre l’esprit ».

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli



JACQUES MOULIN

Source

■ Jacques Moulin
sur Terres de femmes

Portique 2 (extrait de Portique)
[Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
→ Jacques Moulin, Véronique Dietrich, Oublie (lecture de Tristan Hordé)

■ Voir aussi ▼

→ (sur le site d’Ann Loubert) la page sur Portique
une fiche de l’éditeur sur Portique [PDF]
une autre fiche de l’éditeur sur Portique




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