Mon cher Victor,
Mon Diiiiieuuu la mine que tu as ! Ah Victor, si tu savais, il m'en arrive encore de belles... Assieds-toi. Tu as l'air d'un cachet d'aspirine ! La vie tient parfois à un cheveu. Quelle entrée en matière ! Tu me fais peur ! C'est vrai que ma manière d'aborder les choses est un peu abrupte, j'aurais dû prendre davantage de gants, d'autant que je ne te rends plus visite très souvent. Taratata... Tu me rends visite quand tu le veux, quand tu le peux ! C'est déjà bien qu'après autant d'années tu n'aies pas rompu le lien ! Allez, venons-en au vif du sujet : que t'est-il arrivé ?
Je ne sais par où commencer. Je suis enceinte. Mon Amoureux et moi-même aurons un petit garçon pour la fin-mars mais... Aaaah ! Mais c'est une excellente nouvelle ça !!! Félicitations ! Ne te réjouis pas trop vite mon Victor. Tu n'es pas sans ignorer que les grossesses, chez moi, ne sont pas de tout repos. Pour la première, j'aurais pu y laisser ma peau, j'espérais autre chose pour la seconde mais malheureusement, au bout de quatre mois, j'ai déjà connu quelques épreuves. Aïe aïe aïe... De quel ordre ? Tout avait pourtant bien commencé. Je me suis retrouvée très vite enceinte, beaucoup plus vite que je ne l'avais imaginé, sans vouloir être vulgaire j'ai eu un peu l'impression qu'il me suffisait de retirer ma culotte pour être enceinte. Mirabelle ! Tu ne m'avais pas habitué à ce genre d'humour ! Bref. Chéri et moi-même nous sommes retrouvés un peu surpris, car nous n'avions toujours pas vendu l'appartement, et deux enfants dans soixante mètres carrés, comment dire, j'ai pensé à des scènes de bagarre dignes de celles des Simpsons, avec la poële à frire dont je m'assomerais le crâne. Mais enfin, vogue la galère, c'était reparti pour un tour, et avec la petite barre violette sur le test de grossesse, c'était la peur de prééclampsie qui refaisait surface. Car je ne suis plus seule. J'ai pensé à ma fille. J'ai eu peur, je me suis trouvée bien égoïste de vouloir lui faire un petit frère ou une petite soeur, et puis la batterie d'examens a commencé, l'angoisse, la peur de perdre cet enfant, les semaines se sont succédées, tout s'est bien passé d'abord, jusqu'à ce fameux soir où ma gynéco m'a téléphoné. C'était suite à cette fameuse prise de sang pour la trisomie. Pas de panique, m'a-t-elle dit, votre risque est tout à fait normal, mais par contre vous avez un marqueur très bas, et dans ce cas-là le protocole veut que l'on fasse une échographie. Le protocole... Pour être sûr... Oh la la...
J'ai passé quinze jours dans la peur. Hors de question pour nous d'avoir un enfant trisomique, c'est sans doute horrible, ce que je te dis là, mais c'était évident, et je pensais à ma fille, je pensais à mon couple, je me disais que j'avorterais, ce serait dur, horrible, et Chéri disait qu'on en avait vu d'autres, qu'on surmonterait ça... Quinze jours pleines de questions et je passais finalement cette échographie. Bébé au développement normal. Un beau petit garçon. L'instant en suspens où je me suis laissée aller à être heureuse, parce que nous avons déjà une fille et que c'est un p'tit mec, quel bonheur, quel bonheur fugace. Fugace ?
Quinze jours après j'étais à l'hôpital. Trois jours de maux de tête atroces, à vomir tout ce que je mangeais. La nuque raide. Eblouie par la lumière. La fièvre qui ne descendait pas. Les comprimés de paracétamol que j'avalais, qui ne changeaient rien, absolument rien. On est allé aux urgences. J'avais déjà une idée de ce que c'était. J'avais peur qu'on me la confirme. On m'a fait des prises de sang, un scanner, une ponction lombaire. Le verdict est tombé. Méningite. C'est pas vrai ? Mais c'est très grave une méningite ! Le résultat de la ponction n'était pas "normal", ils m'ont expliqué, une histoire de leucocytes trop élevés, je ne comprenais rien, j'avais mal au crâne, je pensais à ma fille, à ma famille, je pensais à ce bébé dans mon ventre bien sûr, et Chéri qui serrait les dents à côté de moi... On m'a parlé de cultures à faire, pour savoir de quel germe exactement il s'agissait. On a vite écarté une bactérienne, sans quoi je ne serais sans doute pas là pour te parler, mon pauvre Victor. Grâce à Dieu ! On m'a toutefois précisé qu'il y avait énormément de sortes de méningites virales, certaines beaucoup plus agressives que d'autres, et on m'a dit, on m'a dit surtout qu'il y avait "un certain risque de fausse couche". Là-dessus, on m'a emmenée en fauteuil roulant dans le service gynéco, le service grossesse patho était plein, et on m'a mis en isolement. Pendant deux jours, je n'ai pas vu le visage des infirmières, juste des blouses vertes, des masques verts, des charlottes vertes qui venaient changer ma perfusion. On me demandait de tourner la tête de l'autre côté pour leur parler, et je n'avais rien d'autre à faire qu'attendre, attendre et pleurer, attendre que les antibiotiques fassent de l'effet, attendre qu'on en sache plus sur ce fichu germe, pleurer en pensant à ma fille qui elle aussi pleurait au téléphone, à Chéri qui ne pouvait pas s'approcher à moins d'un mètre cinquante de moi, qui ne pouvait pas m'embrasser, pas me toucher.
Et puis un matin on a levé l'isolement. Certains germes étaient écartés. Pas tous. On me parlait encore de la méningite à listéria, qui peut être fatale pour le foetus. Ma fille est venue. Elle a été très impressionnée par la perf, ne s'approchait que très peu : "Tu as des bobos maman ?".
Je suis restée quasiment cinq jours à l'hôpital. Une éternité. On m'a fait sortir en me disant que toutes les méningites les plus agressives avaient été écartées. Une ordonnance de paracétamol plus tard, j'étais de retour à la maison.
Je peux le dire maintenant. J'ai cru que j'allais mourir. Tout le temps où l'on ne savait pas, tout le temps où les antibiotiques ne faisaient pas encore d'effet, j'ai eu le temps de penser à ma vie, à celle que j'étais, à celle que je suis devenue, j'ai eu le temps de penser à ma fille, à son père, à mes parents, ma soeur. J'ai eu le temps de penser aussi à ceux que j'ai tellement aimés, des ami(e)s avec qui je me suis fâchée, que je n'ai pas revus, auxquels je pense souvent, j'ai eu le temps de penser aux hommes que j'ai aimés, avec qui ça s'est fini comme ça, sans un mot, du jour au lendemain, et je me disais si je les avais en face de moi, tous ces gens qui ont compté, qu'est-ce que je leur dirai, je savais, je savais ce que j'allais dire, il y a tant de choses que je n'ai pas pu leur dire, et eux, eux, que me diraient-ils, qu'auront-ils gardé de moi, quelle image, de la tendresse, un peu j'espère, un bon souvenir.
J'ai eu le temps de penser aussi à ces rêves que je n'ai pas exaucés. A cette écrivain célèbre à qui j'ai envoyé les cinquantes premières pages de mon roman, qui les trouve "abouties et fortes", qui me dit qu'"elle pourra m'adresser à des éditeurs", qui me tire "son chapeau", qui est "épatée", j'ai eu le temps de penser à ça ,à celle que j'ai toujours été, à celle que j'ai oubliée un temps. L'écriture, c'est moi. Les livres, c'est moi. Ca a toujours été moi. Je ne serai jamais une grande sportive. Jamais une championne de France de je ne sais quelle discipline, ça m'a longtemps complexée, très longtemps. Plus maintenant. Je ne serai jamais mannequin, je n'en ai ni la taille ni la beauté, mais je sais aussi que cela n'aurait pas été mon truc, cela n'aurait tout bêtement pas été mon truc, moi j'aime les mots, j'aime les phrases, les histoires, l'imagination, j'aime ce qu 'on ne dit pas, ce qu'on tait, ce qu'on devine, ça c'est moi. J'ai eu le temps de penser à tout ça. A la vie à laquelle je tenais tant, à ceux que je ne voulais pas quitter.
Et puis je suis rentrée chez moi. J'ai retrouvé ma fille qui observe les bleus sur mes bras : "T'es plus à l'hôpital, Maman, tu es guérie ?", qui a encore peur quand je m'allonge pour me reposer. Je me sens très fatiguée. Les médecins m'ont prévenue. On s'en remet entre quatre jours et trois mois, cela dépend du métabolisme, et "sachant que vous êtes enceinte, cela peut être long, autant vous le dire". Je suis fatiguée et pourtant si vivante. J'ai encore une fois l'impression d'être passée à côté du pire. J'aime la vie. J'ai peur du temps qui passe, peur d'être oubliée, peur de n'avoir pas compté. Mais j'ai encore tellement de choses à faire, à me prouver. Avoir ce beau petit garçon. A terme cette fois, je l'espère. Ecrire ce livre. Etre publiée. Continuer à aimer mes parents, à m'en occuper, eux qui ne sont plus si jeunes, ma soeur qui est loin, ma soeur si différente, mais avec laquelle j'arrive à parler aujourd'hui. Mon Amoureux bien sûr, sans qui je ne m'imagine pas. Ma fille. Que j'aime plus que tout.
Je m'appelle M., j'ai trente ans, j'en aurai trente-et-un en février, j'ai un Amoureux depuis cinq ans, bientôt six, j'ai une petite fille merveilleuse de deux ans et demi et un bébé qui gigote dans mon bidon. Je m'appelle M. et j'écris. Je m'appelle M. et je veux être écrivain.
Voilà qui je suis, et j'ose le dire enfin.