À propos de Bouboule, premier long métrage de Bruno Deville. À voir (absolument) ces jours
prochains en salle.
Dès l’apparition de Bouboule, tendre tas de rose chair pantelante aux seins flasques, bouille d’ange souriant pataud-piteux, entre un docteur grondeur et sa mère désolée, Bruno Deville impose une présence hors norme, merveilleusement incarnée par le jeune David Thielemans, 12 ans.
Chouchouté par sa mère un peu perdue (Julie Ferrier), moqué par ses deux sœurs plus à la coule que lui , souffre-douleurs de certains de ses camarades, en manque de présence paternelle, Kevin, alias Bouboule, croit trouver un modèle auprès de Patrick, le vigile de supermarché (Swann Arlaud) dont le chien de commando Rocco deviendra son ami.
Premier long métrage du réalisateur à double nationalité belge et suisse, Bouboule n’est pas un film « sur » l’obésité mais l’histoire d’un enfant empêtré dans son corps qui tâche de s’affirmer par mimétisme viril. Si ses modèles se révèlent décevants, voire minables, Bouboule n’en franchit pas moins une étape personnelle marquante en dépit de ses mentors menteurs et de son lamentable paternel. Evitant toute simplification et tout pathos, dans une tonalité oscillant entre dérision et tendresse où l’image et la musique (signée –M-, alias Mathieu Chédid) se fondent en unité poétique, Bouboule est un film touché par une sorte de grâce profane.
Entretien avec Bruno Deville
- Quelle a été la genèse de Bouboule ?
- Ce projet me tient à cœur depuis longtemps, dont le thème a d’ailleurs nourri un premier court métrage, La Bouée, qui évoquait déjà le vécu d’un enfant obèse de 8 ans dans une forme inspirée par la chanson Ces gens-là de Jacques Brel, sans véritable histoire. Or ce film de diplôme reflétait ma propre expérience. De fait, dans mon enfance et mon adolescence, je me suis souvent trouvé moi-même en surpoids du fait de problèmes thyroïdiens non décelés à l’époque, et je garde aujourd’hui, y compris sur mon corps, les cicatrices de l’obésité. Je sais ce que c’est que d’être humilié à cause de celle-ci, je sais la difficulté de se montrer en maillot de bain à la piscine quand on est obèse, je me rappelle les moqueries de mes camarades aux vestiaires, j’ai détesté mon corps et continue, à 38 ans, de le surveiller dans la glace.
Pourtant je n’avais pas l’intention de faire un film « sur » l’obésité. Très marqué par Toto le héros du réalisateur belge Jaco van Dormael, j’avais envie de traiter mon sujet dans cette optique poétique, plutôt que sur le mode du social-réalisme à la manière des frères Dardenne.
Après La Bouée, qui a fait un joli parcours dans les festivals, j’ai réalisé un autre court métrage, Viandes, avec Antoine Jaccoud qui m’avait déjà coaché pour mon travail de diplôme et a écrit par ailleurs, lui-même, une pièce traitant del’obésité. Je suis donc retourné vers lui avec mon matériau autobiographique et nous avons commencé, vers 2005, à travailler ensemble sur le projet de Bouboule.
Parallèlement, je me suis documenté auprès de certaines institutions, comme l’USADE, prenant en charge les enfants et adolescents sujets à des problèmes cardiovasculaires liés à l’obésité, et j’ai filmé nombre de ceux-là en recueillant leurs témoignages. Une fois encore, cependant, il ne s’agissait pas de réaliser un documentaire de plus mais de raconter l’histoire d’un gosse dont le talon d’Achille était le surpoids. À ce thème s’en est ajouté un autre, qui remonte à ma rencontre d’un maître-chien, prénommé Patrick et spécialisé dans le dressage des chiens decombat. L’idée d’évoquer alors son univers, en relation avec l’obsession actuelle de l’ultra-sécurité, a germé etm’a fourni le complément de l’histoire avec le personnage du vigile. Face au gosse en déficit de virilité, encore fragilisé par l’absence du père – que j’ai connue moi aussi -, le vigile Patrick incarne ainsi le modèle ultra-masculin qui va permettre àBouboule de se construire. À partir de là, avec Antoine Jaccoud, nous avonscommencé de travailler sur les deux personnages contrastés de l’ado candide et du vigile faux-dur.
-- Dans quelles circonstances êtes-vous tombé sur David Thielemans, le formidable interprète de Bouboule ?
- Le casting du rôle a été très long et parfois éprouvant. Hitchcock disait qu’il ne faut pas tourner avec des enfants, des animaux ou des bateaux, trois « acteurs » imprévisibles. Je n’en ai pas moins affronté deux contraintes dont l’une, avec les enfants, m’a fait revivre des moments personnels difficiles quand je demandais aux gosses de s’impliquer devant la caméra, auxquels il arrivait de paniquer ou même des’effondrer.
Sur quoi, un peu par hasard, comme je me trouvais avec un collaborateur à Bruxelles, David est apparu dans un groupe d’enfants sortant de l’école. Je l’ai tout de suite abordé et lui ai dit ce que je cherchais. Croyant d’abord que je la lui jouais « caméra cachée », il a vite compris que c’était du sérieux et m’a conduit chez sa mère avec laquelle il vivait en relation fusionnelle. Le lendemain, après une heure et demie d’essais, alors qu’il n’avait jamais joué jusque-là, je l’ai trouvé formidable en sa belle candeur, avec ce regard que j’aime beaucoup, comme absent, les yeux mi-clos, qu’on retrouve d’ailleurs chez Swann Arlaud devenu notre vigile. Comme Bouboule, il y avait chez lui ce mélange d’ingénuité de l’enfant qu’on peut encore surprendre, et la détermination du môme blessé par la vie. Par ailleurs, sa mère était très proche du personnage du scénario, et le père absent complétait le tableau. Pendant les huit semaines de tournage, séparé de sa mère pour la première fois de sa vie, David a sûrement vécu la première grande expérience de sa vie sans comprendre pour autant ce qu’est un acteur. S’il a assimilé tous les dialogues du film en très peu detemps, avec l’aide de sa répétitrice, et s’il a pigé les règles du plateau, mon travail a été de lui expliquer ce que vit Bouboule. Ainsi, pendant tout lefilm, David joue Bouboule sans rien composer. Cela donne, je crois, quelquechose d’aussi touchant que vrai.
- Qu’en est-il du travail sur l’image, essentielle dans ce film ?
- Lorsque j’étais enfant, je me suis créé des espèces de « bulles » trans-digestives liées à la nourriture, que jetenais à recréer visuellement par la magie des images. Je voulais éviter une poétisation artificielle « plaquée », en recréant ces« bulles » par les situations. Ainsi l’apparition de l’éléphant est-elle liée à ce moment où Bouboule se régale sur un banc, son plaisir de manger lui faisant « voir des trucs », comme il le dit à son copain.C’est dans cette optique que nous avons travaillé la colorimétrie et les cadrages de tout le film, avec le chef opérateur Jean-François Hensgens, la décoratrice Françoise Joset et la costumière Elise Ancion, notamment. J’avais,en point de mire, le travail des photographes Martin Parr et Gregory Crewdson, dont j’aime particulièrement les climats tendres-acides aux couleurs saturées,qui restituent le mélange de réalité et d’irréalité auquel je tenais.
- La musique de-M- va dans le même sens…
- J’en ai rêvé, et quand j’ai rencontré Matthieu Chedid, auquel j’avais envoyé quelques images qui l’ont immédiatement accroché,je lui ai dit que je ne voyais aucun musicien contemporain qui puisse, mieux que lui, ajouter à mon film sa magie tendre, à la fois fragile et vibrante. Malgré son agenda de star, il a trouvé le temps de ciseler la musique de bout en bout et de composer la chanson de Bouboule. Cette rencontre tient du miracle autant que celle de David Thielemans, s’ajoutant à ma complicité amicale avec Antoine Jaccoud et à ma nouvelle collaboration avec Jean-François Hensgens, entre autres. Je pense d’ailleurs qu’un film est fondamentalement une oeuvre collective.
- Qu’en est-il du regard sur le monde que vous portez à travers Bouboule ?
- En fait, je n’ai pas la prétention d’exprimer une « vision du monde » personnelle. J’aborde de nombreux thèmes importants, dans ce film, tels que la différence liée au surpoids, la violence, le racisme, la carence affective, la construction de soi ou la sécurité, mais je ne délivre aucun message à caractère édifiant : je laisse parler mes personnages avec leur mélange de trivialité et de drôlerie, leur bêtise et leur bassesse éventuelle, mais aussi leur candeur et leur humour – toute leurhumanité.