Le 4 novembre 2012 meurt à Neuilly-sur-Seine la poète Anne-Marie Albiach.
Image, G.AdC
[« UN POÈTE CONTEMPORAIN MAJEUR »]
(extrait de Laure Limongi, « Seul contre tous, Toujours indociles », Le Chant du monstre n° 3)
[L]’œuvre d’Anne-Marie Albiach constitue l’activation contemporaine d’une certaine poésie dite « blanche », c’est-à dire — pour en décrire brièvement l’aspect immédiat — spatialisée sur la page à la manière d’une partition de mots. Ses livres majeurs : État (Mercure de France, 1971), Mezza voce (Flammarion, 1984), Anawrata (Spectres Familiers, 1984), « Figure vocative » (Fourbis, 1991), Figurations de l’image (Flammarion, 2004) dont le titre pourrait résumer le projet d’ensemble de l’œuvre : un lyrisme objectif, une littéralité baroque. Écriture physique. Soustraction et emportement.
[…]
Sa violence émeut, trouble, altère. J’ai moi-même vécu cette commotion, ses livres dans les mains, démunie, presque aphasique. Mon rythme quotidien, effréné, contraint par l’en-cours des choses a soudain hoqueté comme une vieille machine dérisoire. Comme un corps qui ne saurait plus coordonner ses mouvements, égaré. Pourtant. Je connais la poésie d’Anne-Marie Albiach. Je connais même sa voix. Je suis censée être armée de quelques outils efficaces pour la décrire, en dénouer certains fils… Et je me retrouve atteinte, arrêtée par une parole frontale, abrupte — car verticale —, résistante. Jean Tortel, dans Rature des jours (André Dimanche Éditeur, 1994) parle de « combat du tracé avec le blanc ». Une telle expérience de lecture est une ouverture brutale, presque une blessure. Une rencontre opaque et extrémiste. Un impact dont l’intensité ne peut être enfermé en quelques lignes. Et je pense qu’énoncer ce trouble fait partie du processus de lecture d’Anne-Marie Albiach et doit donc être décrit. Il n’y a pas beaucoup d’œuvres qui peuvent prétendre à un tel effet sur le lecteur.
La poésie d’Anne-Marie Albiach pose la question de sa propre lecture et de toute lecture. Sa possibilité, son degré d’appréhension du sens, sa vitesse. Imposant une scansion par la spatialisation des mots, un rythme (une pulsation ? Rappelons qu’État, par exemple, a été travaillé au magnétophone), elle offre au lecteur la possibilité d’une recréation permanente du texte tout en le heurtant dans ses habitudes linéaires, le ronron des flots de proses quotidiennes, l’enchaînement logique des énoncés.
la loi de la succession la blancheur des signes une
distance vertébrale ils
blêmissaient et brisaient telle logique
in Figurations de l’image, p. 20
C’est sans doute l’un de ses gestes les plus iconoclastes. Invitant le lecteur à écrire le texte en même temps qu’il le lit, Anne-Marie Albiach ruine toute possibilité de constitution d’une figure hégémonique de l’écrivain. […]
Laure Limongi, « Seul contre tous, Toujours indociles » [extrait], Revue Le Chant du monstre, n° 3, Création littéraire & curiosités graphiques, Éditions Intervalles, février 2014, pp. 70-71.
Ci-dessous un extrait d’une des pages fondatrices de l’œuvre poétique d’Anne-Marie Albiach, « Haie interne », parue pour la première fois en novembre 1966 dans le No. 1 de la revue Nothing Doing in London, éditée par Anthony Barnett (London: Oficyna Stanislawa Gliwy).
HAIE INTERNE
[…]
saveur de la mémoire
haie interne du jardin
un serpent piqua entre les cuisses haut ouvertes
Tel[le] une lame qui retrouve son fourreau
les épines rose dru blessent le regard
sève de la mémoire encore ses mains sur mes hanches
et son sexe
dans ces fleurs pesantes
pluie sur le jardin
(tristesse)
un autre soleil renaît quelques secondes plus tard
dans une nouvelle lumière
ventre des marguerites arrondies comme un soleil
pétale du verre posé comme un des précipices
soudain la feuille morte depuis longtemps
dressée contre les pieds vifs
ceinture
chair de fer à la taille chaude
fraîcheur du persil tiède en un souffle qui rase la terre
sèche
au cil ras — sur la chute des reins le soleil couchant
avec le fardeau du mâle dans ses hanches
comme si dans un geste cambré elle portait le monde
vers le soir
Anne-Marie Albiach, Haie interne, 1966 (extrait) in Cinq le chœur, Œuvres 1966-2012, Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, octobre 2014, page 12. Postface par Isabelle Garron.
ANNE-MARIE ALBIACH
■ Anne-Marie Albiach
sur Terres de femmes ▼
→ Cette douceur
→ Flammigère [I]
→ La Gradiva
→ la voix distincte (+ bibliographie)
→ Le chemin de l’ermitage
→ (dans la galerie Visages de femmes) Délinéation du désir
■ Voir | écouter aussi ▼
→ (sur le site du cipM) une fiche bibliographique sur Anne-Marie Albiach + un extrait sonore (La Nuit) [pour un accès direct à l’extrait sonore, cliquer ICI]
→ Anne-Marie Albiach dire « Énigme IX » (État) et « Esquisse: le froid » (Mezza voce). Enregistrement effectué par Jonathan Skinner dans l’appartement de la mère de l’auteure, rue de l'Hôtel-de-Ville à Neuilly-sur-Seine, le 29 juillet 2000 et le 31 juillet 2000 (Source : Kenning 12)
→ (sur YouTube) Anne-Marie Albiach - In Memoriam (une émission d’Alain Veinstein sur France Culture avec Anne-Marie Albiach en 2003)
→ (sur Littéralité) Pour Anne-Marie Albiach, par Jean-Marie Gleize
→ (sur le site de Jean-Michel Maulpoix) Anne-Marie Albiach, Mezza voce (article paru dans La Quinzaine littéraire du 16 mai 1984)
Retour au répertoire du numéro de novembre 2014
Retour à l’ index des auteurs
Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle