Un enterrement pas ordinaire (4)

Publié le 06 novembre 2014 par Feuilly

Plus personne ne pensait à aller manger. Au contraire, tout le monde était dehors et attendait. Les conversations, cela va sans dire, allaient bon train. Certains ricanaient : et si Victor s’était perdu ? Lui se perdre ? Allons donc ! Il connaissait les bois comme sa poche. D’autres penchaient plutôt pour l’aventure galante (enfin, quand je dis « galante », c’est une manière de parler, car on connaissait la brutalité du personnage envers la gent féminine et sa manière prompte et directe de régler le problème du désir quand il croisait une personne de l’autre sexe). Ou peut-être avait-il été invité à dîner par un promeneur rencontré par hasard ?  Si ça se trouvait, en ce moment, il était en train de se régaler à trente kilomètres d’ici dans une auberge renommée, pendant que tout le monde faisait le pied de grue à l’attendre. C’est alors que quelqu’un de plus pessimiste lança une hypothèse à laquelle personne n’avait pensé mais qui était pourtant vraisemblable : Et s’il avait blessé quelqu’un avec son fusil ?  Cela n’était jamais arrivé, mais à force de tirer dans tous les sens, une balle perdue aurait très bien pu atteindre quelqu’un. Eh quoi ? Cela voulait dire qu’il était en train d’enterrer sa victime et de dissimuler son crime ? Tout le monde se regarda, consterné. Un crime, cela impliquait une enquête, et une enquête, cela supposait des gendarmes et un juge d’instruction, bref beaucoup d’ennuis en perspective. On allait venir fouiner dans votre vie privée, il allait falloir se justifier sur tout, sans parler des journalistes qui allaient débarquer… Et tout ça une fois de plus à cause de ce satané Victor ! Si au moins il avait pu se trouver un homme assez hardi dans le village pour s’en débarrasser une bonne fois pour toutes, cela aurait peut-être mieux valu.

On en était là de la discussion quand le quatre-quatre du fils arriva à toute vitesse. Il freina brusquement et s’arrêta dans un nuage de poussière, tout à fait comme au cinéma. « Venez-vite, s’écria-t-il, le père s’est trouvé mal.» Victor ? Malade ? On n’avait jamais vu cela ! Et c’était bien la dernière chose à laquelle on aurait pensé ! Il y eut un instant d’hésitation mais la curiosité, plus que la compassion, l’emporta très vite. Les hommes se précipitèrent vers les voitures et c’est au moins dix véhicules qui s’élancèrent à la queue leu leu vers le bois.

Après une petite demi-heure, ils étaient de retour, roulant au pas cette fois. Le reste du village était là, qui attendait, et un grand silence se fit quand on les vit arriver. Une à une les voitures se garèrent et les hommes en descendirent sans un mot. Puis on ouvrit le haillon arrière d’un des quatre-quatre et on en retira Victor en le tirant par les pieds. Quatre forts gaillards l’attrapèrent comme ils purent, qui par un bras et qui par une jambe, et on le déposa inanimé sur les marches de l’église. Le silence était impressionnant et tout le monde regardait cette masse inerte et corpulente qui gisait sans connaissance là où d’habitude on entassait les sangliers.

« Qu’est-ce qu’il a ? » se hasarda à demander un gamin. « Il y a qu’il est mort, tiens », répondit un de ceux qui venaient de porter le corps de Victor. « Ya pas à s‘y tromper. Regardez : il ne  respire plus, on ne sent plus battre son cœur et il garde les yeux grands ouverts. » Un murmure parcourut la foule. Victor ? Mort ? La nouvelle semblait tellement incroyable qu’on avait peine à y croire. Non, ce n’était pas possible ! D’abord il n’était pas si vieux et puis c’était une vraie force de la nature. Comment avec un tel tempérament aurait-il pu mourir ? On s’approcha de la chose inerte qui gisait sur les marches. On se pencha et les plus hardis se mirent à toucher le corps, à lui donner de petits coups, pour voir s’il allait réagir. Mais Victor ne réagissait pas. Il restait là, comme une masse informe, écrasé sous son poids, les yeux grands ouverts qui ne regardaient plus rien.

-Il faudrait un médecin, avança quelqu’un.

-Y a pus besoin de médecin, tu vois quand même ben qu’il y a pus rien à faire. Qu’est-ce que t’veux qui fasse ton médecin ?

-Ben, au moins constater le décès.

On se regarda, interloqués. Constater le décès ?

- Ben oui, quoi, c’est une démarche légale. Quand quelqu’un est mort, il faut un spécialiste pour dire qu’il est mort. »

L’instituteur opina du chef et le maire dit qu’en effet on ne pourrait rien faire sans l’avis du corps médical. Alors quelqu’un courut chez lui pour téléphoner au médecin le plus proche. Evidemment, il n’habitait pas la porte à côté et il fallut bien une heure pour le voir arriver dans sa grosse Mercedes noire. Visiblement contrarié d’avoir dû quitter à cette heure indue son petit intérieur douillet, il demanda dans quelle maison se trouvait le défunt. On lui montra d’un geste la masse énorme de Victor qui gisait toujours sur les marches de l’église. Un peu choqué par ce manque de respect envers un homme qui quelques heures plus tôt était encore en vie, il s’approcha lentement de la dépouille. Ensuite il se pencha, écarta les paupières pour voir le fond de l’œil, sortit un stéthoscope de sa poche et ausculta le cœur par-dessus les vêtements (sans doute pensa-t-il qu’il eût été par trop indécent de déshabiller le mort devant toute cette foule qui se pressait autour de lui). Ensuite il se releva et murmura ces mots que tout le monde allait répéter la nuit durant : « Mort par arrêt cardiaque, il n’y plus rien à faire. » Ensuite, il sortit d’une autre poche un stylo en or ainsi qu’un petit carnet et rédigea quelques mots, d’une écriture lente et sûre. Puis il tendit le bout de papier au maire :

 - Voilà votre permis d’inhumer. Pour le reste, le registre de la population et toute la paperasse, c’est votre affaire, n’est-ce pas ? 

-Oui, oui, ne vous tracassez pas, docteur, on va s’occuper de tout. C’est que monsieur Victor, c’était quand même quelqu’un. D’ailleurs son père avait été mon prédécesseur à la mairie et…

-Oui, je sais. Mais pour quelqu’un d’important, vous n’allez quand même pas le laisser là ?

Et il désigna d’un geste le parvis de l’église où gisait toujours la masse sombre du corps sans vie de Victor.

- Non, bien sûr, mais c’est que..

Le docteur lui tourna le dos et se dirigea vers sa voiture.

-Pour ma facture, je vous la ferai parvenir demain par porteur.

La Mercedes démarra et il y eut un grand silence. Puis on se regarda, interloqué. Maintenant que les villageois étaient entre eux  et que le décès de Victor était certain puisque écrit noir sur blanc sur un papier, la conscience de sa disparition commença à se former dans les esprits. C’était à peine croyable. Celui qu’on redoutait, celui qui tyrannisait le village depuis des années, était mort. Une sorte de soulagement s’empara de la foule. On se sentait revivre !