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De l'apprentissage du dessin 36

Publié le 11 novembre 2014 par Headless

L'école du regard

On est trop focalisé sur comment apprendre à dessiner alors qu'il faudrait d'abord apprendre à regarder. Les deux peuvent se faire de façon concomittante, l'un poussant sans doute à l'autre. Mais ce que je veux dire c'est que le regard est premier puisqu'il détermine tout le reste. A quoi bon passer des années dans un atelier, un cours si ce n'est que pour accumuler recettes et techniques? Il y a une impatience de l'étudiant à vouloir maîtriser des techniques mais c'est peut être aussi un défaut de l'enseignement lui-même que de mettre en avant l'effet plutôt que la cause. Le dessin avant le regard. Après tout on parle toujours de cours de dessin ou d'école d'art et jamais de cours de regard ou d'école du regard.

Il convient peut être aussi de distinguer le regard de l'observation. On peut être très fort en dessin d'observation (justesse et réalisme) sans pour autant être capable de dévelloper un regard (une vision qui dépasse la simple somme des parties observées et forme un bloc, une identité, le coeur d'une oeuvre). Les deux engagent l'oeil mais il y a peut être deux niveaux de vision : une capacité optique et une capacité intellectuelle. L'oeil et l'oeil de l'esprit ou encore voir et concevoir. Le très usité "voyez-vous" dans le langage renvoie d'ailleurs à ce que qu'on a comprit plus qu'à ce qu'on a perçu.

Saisir, il faut saisir plus que recevoir. Concevoir plus que percevoir. Digérer plus que consommer. On pourrait dire pour simplifier qu'il y a deux sortes de regardeur : le passif et l'actif. Comme nous sommes dans une société du spectacle et de la consommation on voit assez bien ce que veut dire être passif. Le regard, bien sûr, c'est être actif. Autrement dit si on veut résister à l'environnement et reprendre possession de soi-même il faut entraîner son regard. Sans quoi il n'y a pas grand mérite à avoir deux trous dans la boîte cranienne et percevoir les ombres qui s'y projettent. Il faut ouvrir un troisième oeil qui est celui de l'esprit, du témoin qui se voit voir et qui débouche sur notre véritable identité. Les choses ne nous regardent pas et ne nous parlent pas mais il suffit qu'on les regarde pour qu'elles se mettent à parler et nous livrent leur secret.

Pourquoi le regard est-il premier? Parce qu'il renvoie à qui regarde, c'est une question d'identité. C'est qui regarde qui importe. Sans quoi nous sommes mis au niveau d'une caméra de vidéo surveillance. Et c'est ce niveau de regard, plus ou moins profond, révélateur, décapant qui détermine la puissance d'un résultat, d'une oeuvre. C'est non pas la quantité, mais la qualité. A quoi nous servirait d'avoir milles yeux comme ces murs d'écrans? Ces milliards de webcams donnant sur rien. Pour voir quoi? Voir tout? Voir tout c'est ne rien voir. Quand un seul oeil, mi-clos, voire même fermé peux toucher là où ça fait mal, là où ça fait sens.

Si on a le regard, on a tout le reste. Qui peut le plus peut le moins. On finit par trouver les moyens pour le traduire, le transposer, le transmettre. Pourquoi a-t-on besoin d'art? Parce que sans regards nous sommes aveugles, sans témoins nous n'existont pas. La réalité contemporaine aimerait faire de nous des sortes de morts-vivants obnubilés par quelques fonctions précaires. Il suffit de se mettre en retrait  et de regarder ce cirque, il suffit de se voir faire pour se détacher de ce bruit ambient. Bien sûr c'est dur, on nous laisse de moins en moins de temps pour la contemplation. Mais ce n'est pas impossible. Et c'est la condition pour s'emparer du regard, qui n'est pas donné mais qui se prend, se gagne de haute lutte. 

Regarder c'est apprendre la patience. Travailler avec le temps.

Le bon regardeur peut même se passer d'oeuvre et ça fait déjà une belle personne, un être vivant. Un bon regardeur n'a même pas besoin de faire détudes ou d'avoir de la culture. Le regard se cultive de lui-même, casse les codes, les conventions, les murs. On peut avoir une éducation raffinée et ne rien y voir, ne pas savoir regarder. Le désoeuvre actuel vient justement du fait que nous sommes guidés par des gens hyper-capables mais sans regards. Des regardants leurs pieds, regardants les chiffres, regardant leurs profits, regardant leurs nombrils.

Alors que le regard est par définition ce qui ouvre, ce qui déchire le voile, ce qui nous porte vers les autres, vers le monde et vers soi. Vous êtes vous déjà fait cette remarque face à une oeuvre qui vous ébranle : il a vu ce que j'ai vu sans que je puisse lui donner forme ou ce qu'il a dit j'aurai pu le dire, on dirait qu'il ne s'adresse qu'à moi, etc.

Bref, le regard vif éveille la vie d'autres regards, comme une contamination. C'est le regardeur qui fait le tableau disait Marcel, c'est aussi le regard des uns qui mettent le feu aux regards des autres. A condition de se mettre à l'affut, en action. Ne pas rester passif. Regarder c'est être vivant, se contenter de voir c'est laisser tomber. Se laisser tomber. S'en remettre au flux et reflux de la perception. Genre de posture hypertrophiée par le message publicitaire qui n'est autre qu'un viol de soi, une vision unilatérale imposée à coup de marteau et qui finit par se retrouver dans le langage politique. Cette violence-là, il faut la déporter sur le réel avec un oeil scrutateur. Il faut disséquer le monde pour ne pas en rester au stade des effets mais remonter jusqu'aux causes. Le monde n'est laid que de notre propre laideur et ne sera beau que de notre beauté. Regarder = résister.


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