- Auguste Rodin -
Je me défends de toi chaque fois que je veille,
J'interdis à mon vif regard, à mon oreille,
De visiter avec leur tumulte empressé
Ce cœur désordonné où tes yeux sont fixés.
J'erre hors de moi-même en négligeant la place
Où ton clair souvenir m'exalte et me terrasse.
Je refuse à ma vie un baume essentiel.
Je peux, pendant le jour, ne pas goûter au miel
Que ton rire et ta voix ont laissé dans mon âme,
Où la plaintive faim brusquement me réclame...
--Mais la nuit je n'ai pas de force contre toi,
Mon sommeil est ouvert, sans portes et sans toit.
Tu m'envahis ainsi que le vent prend la plaine.
Tu viens par mon regard, ma bouche, mon haleine
Par tout l'intérieur et par tout le dehors.
Tu entres sans débats dans mon esprit qui dort.
Comme Ulysse, pieds nus, débarquait sur la grève;
Et nous sommes tout seuls, enfermés dans mon rêve.
Nous avançons furtifs, confiants, hasardeux,
Dans un monde infini où l'on ne tient que deux.
Un mur prudent et fort nous sépare des hommes,
Rien d'humain ne pénètre aux doux lieux où nous sommes.
Les bonheurs, les malheurs n'ont plus de sens pour nous;
Je recherche la mort en pressant tes genoux,
Tant mon amour a hâte et soif d'un sort extrême,
Et tu n'existes plus pour mon cœur, tant je t'aime!
Mon vertige est scellé sur nous comme un tombeau.
--Ce terrible moment est si brûlant, si beau,
Que lorsque lentement l'aube teint ma fenêtre,
C'est en me réveillant que je crois cesser d'être...
- Anna de Noailles -