Même les plus mauvaises choses ont une fin : celle de l’exposé de mes observations est désormais imminente. Je n’exclus pas de montrer tous ces écrits à un sociologue professionnel pour voir si ça vaudrait le coup que je leur donne une forme plus académique ou si ce n’est que de la sociologie de bazar. Mais bon, j’ai trop de projets pour que ce soit déjà à l’ordre du jour, alors finissons-en si vous voulez bien (et si vous voulez pas, vous avez qu’à lire autre chose, crétonnerre).
Bon, revenons à nos moutons : je vous disais donc la dernière fois qu’il fut assez difficile pour nous, figurants, de faire vraiment semblant d’être en virée nocturne et de sortir d’un bar, pour la bonne raison que le froid nous crispait et nous faisait spontanément marcher d’un pas pressé plutôt approprié à des travailleurs sortant des bureaux ; notez que le froid ne fut pas l’obstacle le plus important pour mes camarades : l’équipe n’eut qu’à leur demander de se replacer dans l’ambiance de leurs propres virées nocturnes, mais rien que pour ça, ce fut autrement plus difficile pour moi ! En effet, je ne pouvais pas me replacer dans l’ambiance de mes virées nocturnes… Vu que je n’en fais presque jamais, des virées nocturnes ! Et les rares où j’en fais, je m’emmerde très vite ! Je vais sans doute passer pour le rabat-joie de service, mais je n’ai jamais bien compris quel intérêt on pouvait trouver à vouloir rester éveillé à une heure habituellement destinée à un sommeil réparateur, qui plus est avec tellement de bruit autour de soi qu’on n’entend même plus son voisin, le tout en se flinguant les yeux avec des lumières soit tamisées soit multicolores, et en consommant, par-dessus le marché, suffisamment d’alcool pour se fignoler un réveil pénible demandant une journée entière de rémission… Non, sincèrement, mes meilleures soirées, je les ai passés en me consacrant aux ouvrages de l’esprit au sens large, c’est-à-dire soit en lisant, soit en dessinant, soit en écrivant, ou à la rigueur en passant la soirée en tête-à-tête avec quelqu’un que j’aime bien. Je n’en fais certes pas une norme absolue ni un exemple à suivre et je ne pense pas que vous me blâmerez pour cette préférence que je fais mienne, mais l’équipe du film nous demandait de marcher du pas décontracté (rien que ce terme ne m’est pas coutumier) des joyeux lurons sortant d’un bar, et on nous le demandait avec une certitude de nous faciliter les choses qui était telle que je réalisai que c’était moi « l’insolite » dans l’histoire : la virée nocturne est une pratique tellement enracinée dans les habitudes de ma génération qu’elle en est devenue pour ainsi dire un critère de normalité ; certes, on n’en est pas à exclure de la cité quiconque ne sacrifie pas à cette pratique, mais il est tout de même assez frappant qu’on ne la remette jamais en cause, au point d’attendre spontanément d’autrui qu’il s’y livre lui aussi. Je vous avoue que je n’ai pas pu m’empêcher de me dire « faut-ils qu’ils se fassent chier dans leurs études ou dans leur boulot pour passer leur temps libre à des trucs pareils ! » Oui, je sais que ce n’est pas bien de dire ça…
Que dire encore ? Ah oui : dans un chapitre précédent, je vous avais signalé que mes collègues figurants appelaient le compagnon de Nabilla par son prénom et s’étonnaient que je ne sache pas tout de suite de qui il s’agissait, comme si sa relative notoriété avait valu à ce jeune homme d’être aussitôt admis au sein du cercle des proches de chacun d’entre nous ; mais ce qui est frappant, c’est qu’au moment du tournage, lorsqu’ils parlaient entre eux des interprètes principaux du film, ils les appelaient spontanément « Grégoire » et « Géraldine », comme s’ils étaient des familiers : ils ne les appelaient pas « Ludig » et « Nakache » comme on le ferait pour des acteurs d’une génération antérieure, à croire que si la télé-réalité a surévalué des gens totalement insignifiants (ce qui n’est pas encore trop grave), elle a aussi, dans le même mouvement, dévalué les artistes et les a dépouillés de leur aura (ce qui est déjà plus regrettable)… Mais, pour être honnête, si j’ai été si sensible à ce phénomène, c’est sans doute parce que je ne pouvais pas me sentir familier de ces deux comédiens pour la bonne raison que je ne connaissais Géraldine Nakache que de nom (j’avais vu Sur la piste du Marsupilami mais j’avais totalement oublié le nom de l’interprète de Pétunia) et que j’ignorais jusqu’à l’existence de Grégoire Ludig, n’ayant jamais regardé un seul sketch du Palmashow : pour le coup, je ne peux pas accuser d’inculture mes camarades de tournage – même si je doute fort que ne pas connaître le Palmashow soit vraiment un grave manque à ma culture…
Conclusion : Je n’ai aucun regret à avoir, je suis avide d’expérience de ce genre grâce auxquelles je suis présent sur tous les fronts de la culture, mais pour être franc, je ne pense pas que je vais me mettre en quête d’autres tournages nécessitant des figurants : c’est bien payé pour ce qu’on fait, mais c’est beaucoup d’heures d’attente pour pas grand’ chose et puis, surtout, ça m’a fait toucher du doigt une certaine réalité de ma génération à laquelle je n’osais croire qu’à moitié et qui, honnêtement, me déprime un peu… Des trucs comme ça vous réconcilient avec votre tour d’ivoire.
ShareShare on Tumblr