Château de Boesingue 24 novembre 1914
Ma chère et bonne Cécile,
Si Robert date ses lettres du château de Manonville, tu dois te dire que ton époux et ton fils font une campagne à l’eau de rose! Et de fait, en ce qui me concerne, cette vie de château est un rêve. J’ai bien l’intention d’écrire à Zigomar pour lui demander du travail. S’il n’y avait pas le canon qui n’arrête pas de bombarder, tout en respectant le château (ce qui me semble de plus en plus louche) on ne se croirait pas en guerre. Le parc est joli, ces cygnes qui nagent dans la partie non glacée de la pièce d’eau (car elle porte glace) donnent à l’ensemble un réel aspect de majesté. De ma fenêtre en t’écrivant, près d’un bon feu (encore une privauté car le combustible devient rare) je contemple ce tableau.
Avec cela les nouvelles sont bonnes, la raclée que le 37e a flanquée aux prussiens les a calmés, depuis que le régiment est aux tranchées, c’est à dire que nous sommes au château, nous n’avons presque pas de blessés. Le peu de pertes que nous avons eues, se sont produites précisément parmi les soldats appelés à Boesingue pour les corvées.
C’est comme dit notre gros médecin, “la vie de château”. Hier nous avons mangé du lièvre et la prise de ce lièvre ne manque pas de comique. Dans le parc, le gibier pullule: lapins, lèvres et faisans, je m’y promenais avec l’aumônier avec mon revolver à la main afin d’essayer de braconner un gibier quelconque, quand nous fîmes lever un lièvre superbe qui détala à notre approche, comme l’animal se dirigeait vers le château, je n’osais tirer crainte d’accident. Mais où la chose devint cocasse, c’est que ce lièvre vint s’enfermer dans les roues d’une bicyclette que Clément tenait en main. Il s’y tua net et j’arrivais en courant auprès de Clément qui n’en revenait pas, ramassa le lièvre qui gigotait encore un peu pour le porter dar dar à Chasselin qui nous en fit un civet savoureux . (La cuisine de Chasselin est très appréciée et cela est d’autant plus méritoire que les vivres sont rares, même les pommes de terre.
Après un tel récit, et je n’exagère pas, tu te rendras compte ma chérie, que tu aurait tort de te tracasser sur mon sort. Il est déplorable que notre séparation soit si longue, mais combien, outre cette séparation, ont des souffrances de toutes natures à endurer. Prends donc patience chérie, c’est toi qui est le plus à plaindre de nous deux.
J’ai reçu, comme je te l’ai dit hier, ta lettre du 30 octobre (après avoir reçu toutes tes lettres du 1er au 12 novembre inclus) dans laquelle tu me narres la perte que vient de faire la sœur de Me Gauny, cela annule la question que je te posais au sujet de la confection des effets de deuil, pauvre petite!! N’ai je pas raison de te dire que je suis dans les privilégiés?
Ta lettre du 30 8bre me disait aussi que tu avais arrangé la tombe de grand-mère comme d’habitude, j’avais beaucoup songé à elle ce jour là et mon regard s’était plus longtemps reposé sur elle dans ma visite habituelle de l’enveloppe dans laquelle je serre vos chères photographies. Je m’étonne que tu ne m’aies jamais parlé de ce devoir habituel. Cette lettre du 30 explique aussi cette lacune. Ces arrivées de lettres hors de dates m’avaient dérouté, ainsi le 30 tu annonçais la nomination de Robert, que tu m’as confirmé par une lettre qui ne m’est parvenue qu’après celle dans laquelle tu me parlais de la visite de Robert.
Aujourd’hui tout est rétabli et nous sommes à jour, avec un peu de retard, puisque la dernière en date est du 12 novembre, mais je vais sans doute recevoir un arriéré aujourd’hui.
Le commandant Javelier, un sympathique capitaine promu depuis la guerre vient d’être blessé. C’est le seul officier du régiment qui n’avait pas encore été touché, en dehors des fricoteurs comme moi, Clément, Meliz, le chef de musique, Bardy et Naguélé (,) ) et encore, moi j’ai encore mon noir au mollet!!
Tu vois donc le beau rôle que le régiment a joué. Le vaguemestre va partir avec sa gentillesse habituelle, il vient toujours me voir avant de s’en aller et cependant il en a du coton celui là. C’est un appelé Schorenzel, réserviste voyageur de commerce à Nancy, son nom se prononce ainsi mais je ne pense pas qu’il s’écrive de cette façon. Il a son frère réserviste également, qui est sergent major de la Cie hors rang, bien gentil aussi.
Donc à demain chérie, embrasse tout le monde comme t’embrasse ton châtelain.
J. Druesne.
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24 novembre 1914 (JMO du 37e RI)
Pas de changement.