Comme il y avait trop de monde sur la plage ce jour-là, j’avais décidé de me promener à l’intérieur des terres et de marcher jusqu’à une petite chapelle qu’on apercevait dans le lointain, perchée au-dessus d’une falaise à pic. Voilà déjà quelques jours que je la regardais et que je me disais que la vue devait être superbe, de là-haut. Me voilà donc en route, admirant au passage les maisons basses de pêcheurs, toutes en granite rose. Bientôt je me suis retrouvé dans la lande, complètement seul. C’était délicieux tout ce calme. Je voyais en contrebas la mer qui écumait gentiment contre les premiers rochers, tandis que de grands oiseaux blancs décrivaient de larges courbes dans le ciel pur de juillet. Intérieurement, je me moquais de la stupidité de tous ces touristes qui s’entassaient là-bas sur le sable et qui comme vue n’avaient que le dos rougi par le soleil d’un de leurs congénères.
Une heure se passa ainsi, à gravir lentement la pente qui montait vers le haut de la falaise. La petite chapelle devenait plus distincte et je m’aperçus alors qu’elle n’était pas si petite que cela. En fait, ce n’était pas une chapelle, mais plutôt une église. En m’approchant encore davantage, j’ai remarqué qu’un mur fort bas l’entourait et j’en ai déduit aussitôt qu’il devait s’agir là d’un cimetière marin, où étaient enterrés tous les pêcheurs dont le bateau avait sombré et dont la mer avait rejeté le corps sur le rivage. Quant à ceux qui n’avaient pas eu cette chance, une simple dalle de granite avec leur nom devait rappeler qu’ils n’étaient jamais revenus.
J’ai continué à marcher, tout en me remémorant le fameux poème de Valéry sur le cimetière marin de Sète :
Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée
O récompense après une pensée
Qu'un long regard sur le calme des dieux!
C’est donc en rêvant un peu que je suis arrivé devant l’entrée du cimetière, dont la vieille grille était ouverte. Il y avait là une petite vingtaine de tombes, à moitié enfouies dans la végétation. A vrai dire, l’endroit était charmant et émouvant à souhait. Penser à tous les drames humains que cachaient ces pierres tombales vous touchait directement au cœur. Je m’apprêtais à parcourir l’allée centrale quand je me suis retourné. Là, appuyée contre une vieille barque, se tenait une jeune fille. Ma stupéfaction fut totale. D’abord la présence de cette barque ici, au haut d’une falaise, était assez insolite, mais finalement je me suis dit qu’on l’avait certainement amenée là pour symboliser le métier de tous les marins que la mer avait emportés alors qu’ils tentaient de gagner leur vie. Mais la jeune fille, elle, je ne l’avais vraiment pas remarquée en pénétrant dans le cimetière, où je m’étais vraiment cru seul.
Je l’ai saluée et me suis approché. Elle pouvait avoir dix-sept ou dix-huit et avait un air grave et sérieux. On a un peu parlé. Elle m’a dit s’appeler Jeanne Martin et m’a raconté le naufrage de l’un ou l’autre des pêcheurs qui étaient enterrés là. C’était toujours la même histoire en fait : ils partaient un beau matin quand la mer était calme, puis une tempête imprévue se levait et finalement le bateau ne rentrait jamais au port. Une semaine plus tard, on retrouvait des débris le longs des rochers et parfois, mais pas toujours, un corps échoué sur la plage.
Elle se tut un bon moment et je sentais qu’elle avait encore quelque chose à dire, mais qu’elle n’osait pas poursuivre. Visiblement, il y avait au moins un accident qui sortait de l’ordinaire. Je lui ai alors demandé s’il n’y avait pas des imprudents qui partaient même quand la mer était grosse. Elle soupira et dit que oui, en effet. Après un autre silence, elle avoua que c’était ce qui était arrivé à son père. Il avait entendu dire qu’un banc de maquereaux se tenait au large depuis plusieurs jours. Il y avait une houle pas possible et le vent soufflait fort, mais il avait voulu partir quand même. Il fallait comprendre, il devait rembourser l’emprunt de la maison ainsi que celui de la voiture. Et puis il était courageux et s’en sortait toujours. Sauf que cette fois-là, cela avait tourné à la tempête. La mer était vraiment démontée. Il a d’abord tenté de regagner le port, mais le bateau déviait vers les falaises, alors, voyant qu’il n’arriverait à rien, il a préféré regagner le large, afin d’éviter les récifs. Malheureusement, le nuit est tombée et il ne savait plus où il était. Le navire a fini par se fracasser ici même, contre cette falaise où il est enterré aujourd’hui.
Je ne savais plus que dire après toutes ces révélations et j’avalais péniblement ma salive en cherchant une phrase de consolation qui ne venait pas. Quel discours tenir quand on parle de la mort et quelle consolation apporter à une pauvre orpheline qui a perdu son père ? Pour dire quelque chose, j’ai demandé quand cet accident avait eu lieu. Elle m’a répondu qu’il y avait eu quatre ans cet hiver. Puis elle m’a désigné la tombe, celle qui était tout au bout du cimetière. Autrement dit, le dernier naufrage en date. Je me suis donc avancé jusque-là et j’ai regardé la pierre de granite. Deux noms y étaient inscrits :
Jean Martin ( 05.06.1960 – 03.03.2010)
Jeanne Martin (02.07.1993-03.03.2010)
Et là j’ai commencé à compter tout en tremblant. Le père, le marin, avait cinquante ans quand il était décédé. Et une de ses filles était donc avec lui dans le bateau puisqu’elle était morte le même jour. Ca on ne me l’avait pas dit. Et elle avait quel âge au juste ? Dix-sept ans… Dix-sept ans ? Et elle s’appelait… Jeanne.
« Jeanne », criai-je en me retournant vers l’entrée du cimetière. Mais près la vieille barque de pêche, il n’y avait plus personne.