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Il avait fallu des semaines à Norman pour qu’il comprenne l’ampleur de la catastrophe. Sorti de l’hôpital sans rencontrer âme qui vive, descendre – à pied – les boulevards jusqu’à son appartement lui avait pris quelques heures. D’abord étonné, puis inquiet, puis franchement terrorisé il était passé de la marche hésitante sur le trottoir à la course éperdue en plein milieu de la rue. Pas une automobile n’était venue le remettre « dans les clous ». Au bout d’un moment, seul dans le silence, il avait appelé, puis crié, hurlé sans que personne ne lui réponde. Les façades seules lui répondaient, renvoyant stupidement l’écho de sa solitude. Chez lui, rien n’avait changé. Sauf que son chat avait disparu, comme volatilisé. L’aquarium était vidé de ses poissons exotiques, et ne glougloutait plus que pour les plantes vertes solitaires et qui semblaient s’interroger l’une l’autre avec des hochements incertains. Aucun voisin bien sûr, pas même le chien de l’immeuble d’à côté dont l’aboiement hystérique qui l’agaçait tant lui aurait, cette fois-ci, paru salvateur.
Une bonne nuit de sommeil n’y avait rien changé. Au bureau, personne. À la gare, personne. À l’aéroport, personne. Personne. Personne.
Au fil du temps, Norman s’enhardissait. D’abord parce qu’il fallait survivre. Il entrait donc dans les magasins. Certains étaient ouverts, électricité allumée, attendant le chaland… mais sans la moindre vendeuse et encore moins de caissière. Il s’était ravitaillé, d’abord avec une pointe de culpabilité de partir ainsi sans payer, puis sans plus y penser. Sauf que petit à petit, les fruits se fanaient et les légumes pourrissaient sur les étals. Au bout de quelques mois, tous les produits frais seraient devenus, partout, inconsommables, périmés et moisis.
Il fallut pourtant encore un peu de temps pour que Norman se décidât à quitter sa maison. Depuis un moment, il avait arrêté de fumer, vaguement soucieux de sa santé : qui le soignerait s’il venait à tomber malade ? Comme il s’était rendu compte qu’il y avait de l’essence dans la station-service du coin de la rue, un beau jour il avait mis quelques affaires dans un sac, pris son Dostoïevski préféré – un beau volume de la Pléiade reçu pour son anniversaire – et il était monté dans sa voiture pour… pour où, d’ailleurs ? Où aller ?
Sortir de Paris par l’autoroute A6 sans un seul automobiliste pour ralentir le trafic l’avait fait glousser. « Tout de même, j’ai des avantages… ». Mais ce petit exercice d’autosatisfaction ne l’avait rassuré que le temps d’un sourire. Comme tout ce qu’il avait expérimenté : aller dans les librairies et lire toutes les BD, compléter sa collection des œuvres de Proclus, essayer des tas de pulls et de pantalons, goûter à tous les caviars de chez Pétrossian et respirer toutes les fleurs… Au bout du compte, il s’était dit qu’on ne peut jamais porter qu’une seule chemise à la fois et que toutes ces paires de chaussures neuves allaient bien finir par lui ruiner les pieds. Qui allait le soigner s’il... Il avait même renoncé à boire trente cafés par jour car sans sa petite sœur Adeline pour lui reprocher ses excès, même la caféine n’avait plus le même goût.
À bord de son automobile, dormant dans les hôtels qu’il rencontrait en chemin, Norman parcourut toute la France, puis une bonne partie de l’Europe. De ville en village, de montagne en campagne, d’Atlantique en Méditerranée, il avait conduit au hasard des routes. Il avait fait beau, puis il avait plu, la neige avait recouvert la voiture, puis l’herbe tendre était apparue dans les champs. Il lui avait fallu renoncer pour de bon à la viande et au poisson, au lait et au fromage. Adieu veaux, vaches, cochons, couvées ! En revanche, il avait trouvé des fraises au printemps et des poires à l’automne, des châtaignes en Ardèche et des asperges dans les Landes, des oranges en Espagne et des endives en Belgique. Tout cela était bel et bon mais… il y avait quand même un sacré « mais »…
(à suivre)