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Élisabeth Chabuel, Veilleur par Angèle Paoli

Publié le 07 décembre 2014 par Angèle Paoli
Élisabeth Chabuel, Veilleur,
Éditions Imprévues, août 2014.


Lecture d’Angèle Paoli


CE QU’IL RESTE, C’EST UN SOUFFLE

Un nouveau livre vient de voir le jour dans le monde de la petite édition : Veilleur aux éditions Imprévues. La créatrice de cette toute nouvelle maison d’édition, Élisabeth Chabuel, est également l’auteure et l’illustratrice du premier ouvrage publié, dédié à un homme dont la narratrice ignore le nom : « Veilleur ». Personnage lié à elle par les chaînons de l’Histoire.

« à cet homme dont j’ignore le nom
qui a sauvé ma famille en juillet 1944
à Vassieux-en-Vercors

Le lecteur comprend d’emblée que c’est vers cet homme qu’Élisabeth Chabuel nous conduit. Vers une rencontre inscrite dans l’univers tragique de la Seconde Guerre mondiale.

Avant même d’entrer dans la lecture du recueil, ce qui surprend dans cette partition en trois temps — JE / IL / VISIONS —, c’est la place accordée aux pronoms personnels aux italiques aux majuscules. La ponctuation, en revanche, est régie avec économie tout comme les textes, souvent répartis sur un nombre minimal de vers et parfois réduits à cinq mots. « C’est tout ».

C’est dans IL que le texte bascule dans l’histoire à proprement parler du « Veilleur », dans une narration serrée sur trois pages. C’est aussi dans ces paragraphes de prose que le « Veilleur » — qui répond ici au prénom de Martin — sort provisoirement de l’anonymat. Élisabeth Chabuel est la narratrice de ce récit qui lui a été confié par des témoins qui lui ont préexisté :

« On m’a raconté l’histoire. L’histoire du veilleur. »

En amont, l’histoire de « IL » est précédée par l’entrée en scène de « JE ». Un « JE » qui cherche sa place dans un univers qu’il n’a pas connu, qui inscrit le « JE » dans une descendance à partir de faits qui ont eu lieu en un temps autre. Ce « JE » trouve sa place dans une chaîne anonyme où le « ON » préside :
px;">« On existe

Car en un autre temps

Un autre a existé
Et puis un autre Et un autre Et un autre

IL Existe ON

Pour qu’existe
JE » (page 9)

Le lecteur imagine que la distinction entre majuscules et minuscules sera prise en compte dans une lecture à haute voix, les majuscules pouvant signaler aussi un appui de la diction.

C’est ce « JE » initial qui prend en charge l’histoire du « Veilleur », une histoire qui implique une prise de conscience et une remontée dans le temps. Le temps des cimetières, de l’alignement aveuglant des croix des tombes sans autre mention que : «  INCONNU ». Le temps du « JE » est celui du portail qui grince sur les morts, du « portail Vert » qui ouvre sur la mémoire. Mémoire inscrite dans un paysage, plateau et vallon, prairies où domine le Vert.

« Vert Comme tout est vert dans cette mémoire
Les prairies du plateau Du Vert de la vie
Comme Vert Du Vert de la mort

Le portail du cimetière »

Sans doute faut-il voir dans la contamination des majuscules, l’importance que cette couleur a dans l’univers que la narratrice découvre. Le Vert semble catalyser ici toute la force des images que véhicule la rencontre avec les tués de la Seconde Guerre mondiale. Car c’est au « IL » de cette guerre-là que les autres, ses descendants, doivent la vie :

« IL est mort

Et nous serons épargnés … »

Tout ce qu’il reste de ce « IL », de son passage, ce sont des questions restées sans réponse, en suspens. Invérifiables comme le sont les mots des autres, anonymes, qui ont parlé de lui.

« On ne sait pas

Rien

Le ON ne sait rien

Le ON ne se souvient pas

Le JE imagine »

Il n'est pas besoin de beaucoup de mots pour interroger le mystère qui entoure ce « IL ». Des mots simples qui reviennent comme des leitmotive sans pour autant que soit apportée davantage de lumière sur les événements, des mots qui tournent en boucle sur la page. Quelques phrases à peine, espacées par des interlignes. Peut-être pour accorder au mort (aux morts) l’espace qui lui est nécessaire pour respirer, pour laisser à la terre ce qu’il faut de blanc pour libérer son souffle de silence.

Une fois mise en place — dans une progression qui ménage la lenteur — la question de la légitimité du « JE » et de sa mise en résonance avec le « ON » ou le nous, le « IL » peut advenir, ce « IL » dont « on m’a raconté l’histoire ». Une histoire qui a été vécue en juillet 1944 par sa famille, dans les montagnes du Vercors, et qui rejoint celle de tant d’autres. Suivent trois pages consacrées à « l’histoire du veilleur », histoire construite sur les répétitions qui sont autant de balises qui jalonnent la progression du récit et autant de points d’appui pour l’oralité. Dans la maison / la clairière / Une maigre pitance / Veiller / Martin / On m’a raconté l’histoire. Et autour du « Veilleur » : les parents les amis l’enfant. Soudain, le temps s’accélère. Tout bascule. Dans le danger dans la précipitation la peur la fuite. Jusqu’au sacrifice du « Veilleur » — il risque en raison de son âge de retarder la fuite du groupe — et à sa mise à mort.

« Le veilleur est vieux. Il a pris sa décision. Rester. »

Intitulée VISIONS, la dernière partie de Veilleur — partie la plus énigmatique du recueil — est répartie sur trois saisons. [Printemps], [Été], [Automne]. Elle est annoncée par une citation en exergue de Claudio Parmiggiani :

« Passé présent et futur
vivent dans une seule dimension
où le temps n’existe pas »

Artiste plasticien italien, créateur d’une œuvre intitulée Delocazione, ce «Génie du non-lieu » — selon la définition que donne de lui le philosophe et critique d’art Georges Didi-Huberman —, Claudio Parmiggiani abolit le temps et l’espace. Empruntant le sillon ouvert par Claudio Parmiggiani, Élisabeth Chabuel gomme la dimension temporelle de son univers poétique. Et le temps lui-même. Il en est de même des saisons. Sans doute l’auteure de Veilleur met-elle en doute leur existence puisqu’elle les inscrit entre crochets et que l’hiver a disparu. L’annihilation du temps s’accompagne d’une indistinction générationnelle, d’un effacement des individus et des genres (ainsi du premier poème). Une indifférenciation et une déshumanisation qui ne sont pas sans rappeler la tragédie de l’Holocauste ou, sans doute, bon nombre de tragédies qui ont frappé aveuglément le XXe siècle:

« on est les enfants
on est les adultes

on est beaucoup de personnes
on est comme des animaux
on est pareil
on s’épuise… »

ou encore :

« on est beaucoup de personnes
on est seul »

Il en est de même de l’espace et des catégories ordinaires. Tout, en temps de guerre, se trouve perverti, réduit à une uniformisation redoutable.

« notre géographie
c’est l’histoire »

Et plus loin :

« c’est le jour et la nuit
et c’est le jour

et la nuit

les deux

chaque soleil et chaque lune
chaque
soleil

on marche

sur la carte » (page 54)

Dans certains poèmes de VISIONS, l’effacement est visualisé par les ratures. Les biffures de certains mots, tout en attirant l’attention sur eux, interrogent. Ainsi par exemple dans le second poème de [Printemps] :

« c’est des stigmates des strates
des sédiments
des courbes de niveaux
[…]

qui errent dans le paysage »

L’auteure a volontairement supprimé les termes trop précisément ou trop affectivement connotés. Tout en en gardant la trace, l’empreinte, elle les éradique du poème. Parfois en les remplaçant par des termes scientifiques, neutres et objectifs. Ainsi, dans le quatrième poème, Élisabeth Chabuel supprime-t-elle les mots aux connotations trop fortes. Elle réduit /resserre son poème à l’extrême pour n’en garder que l’image de « l’herbe vive ».

Inscrits dans le déplacement et dans la marche, les poèmes de VISIONS sont marqués par la quête de la « présence ». Indissociable de « l’absence » et de « la hantise » du corps disparu dont chacun s’efforce de retrouver la trace. Chacun cherche, au printemps, « l’empreinte » que le corps du « Veilleur » a laissée en tombant, chacun espère et redoute tout à la fois.

« on ferme les yeux

on a peur
dans l’herbe repoussée

de la tête l’empreinte ».

Ainsi avec [ÉTÉ], le passé refait-il surface, et s’exhument avec son retour les événements qui lient le «  ON » — famille amis parents — au « IL » veilleur. C’est le temps de la recherche du lieu où « IL » est tombé et où ceux qui avaient fui n’étaient pas. Ce qu’il reste de lui, la cicatrice de son corps dans la terre. C’est l’empreinte, c’est l’herbe qui n’a pas poussé depuis :

« l’herbe
c’est le contour de son corps (page 70)

comme la cendre, chez Parmiggiani, est le contour de la « maison brûlée ».

Reste l’énigme de l’automne. Celle de la descendance livrée à l’absurdité de son existence, condamnée sans cesse à rejouer « à l’enfance de l’enfant ».

Du passage du « Veilleur » parmi les vivants qu’il a sauvés de la mort / par sa propre mort, ce qui demeure — au-delà de l’absence et de l’ombre —, c’est « un souffle ».

« que le printemps
sublime ».

Et un très beau texte pour lui rendre hommage.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli



■ Élisabeth Chabuel
sur Terres de femmes

Intime violence
17 juillet 1944 | Élisabeth Chabuel, 7 44
→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) Le Moment





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