Au-delà des stéréotypes

Publié le 09 décembre 2014 par Jlk

Eléments de réflexion sur la première saison de Broadchurch. Sur les zones sensibles des amitiés adolescentes ou immatures, de la pédophilie, du bouc émissaire et des pulsions non prévues par le Règlement... 

Resongeant à la conclusion non verrouillée, dans le sens du moralement correct, de Broadchurch, je me dis que la réflexion finale du flic, à propos du meurtrier finalement découvert (un homme au-dessus de tout soupçon qui a étranglé un ado pour ainsi dire « par amour »), autant que l’ensemble des composantes psychologiques et sociales de l’histoire, dénotent un niveau d’observation et de compréhension qui méritent le respect.  

Le noyau du drame relève en somme de ce qu’on appelait les amitiés particulières, à l’époque semblant aujourd’hui antédiluvienne d’un Roger Peyrefitte, qui font aujourd’hui figure à la fois vieillote et paradoxalement plus suspecte que naguère. 

Un garçon ado peut-il serrer un autre ado garçon dans ses bras, comme peut-être l’y pousserait un élan affectif pas forcément sexuel ? Un père peut-il serrer dans ses bras son fils sans passer pour un homo, comme illico certains critiques l’ont pointé dans le  magnifique Père et fils d’Alexandre Sokourov ? Le même père est-il forcément un pervers s’il éprouve le besoin de serrer dans ses bras le meilleur pote de son fils de 11 ans ? Ces questions, aujourd’hui plus qu’hier, contrairement à ce que l’on croit, sont sous étroite surveillance sociale, et pour des raisons qu’on peut justifier ou discuter. 

À la fin de Broadchurch, on comprend qu’un ado s’est senti trahi par son meilleur ami qui lui a dit en avoir « trouvé un autre », sans savoir évidemment qui était l’autre. On ne saura rien du détail de cette amitié, possiblement dénuée de toute connotation sexuelle, mais là n’est même pas l’important; d’ailleurs les voies de l’affectivité et de la sensualité, surtout à l’adolescence, sont souvent imprévisibles voire impénétrables. 

Ce qu’on découvre immédiatement, en revanche, c’est le fol empressement avec lequel Tom, apprenant la mort de Danny, détruit tous leurs messages informatiques entachés de haine-amour. Ensuite, où ça se corse évidemment, c’est  que l’ « autre » est le père de Tom lui-même, qui s’est attaché à Danny au point de le payer pour le serrer dans ses bras, probablement sans plus. Joe, ledit père, jurera ainsi ses grands dieux de n’avoir pas « touché » Danny, juste serré dans ses bras. N’empêche que tout bascule au moment où Danny, qui s’est prêté un moment au jeu, en a marre de cette situation et se cabre, affolant alors l’adulte qui l’étrangle en somme « par passion».

Ce qui m’intéresse là-dedans est la réflexion collective (producteurs, scénaristes, réalisateurs) qui aboutit à la présentation de ce drame, finalement très riche en composantes contradictoires, aboutissant à un constat nuancée du capitaine Alex Harry, lequel conclut sans moraliser une seconde en pointant les zones obscures, voire insondables, de la nature humaine.

Au cours de son enquête, il a vu une partie de la communauté (les mecs « qui en ont », notamment) se déchaîner contre un vieil homme jadis condamné pour abus sexuel. Tout de suite, sans rien en savoir, celui-ci est assimilé à des actes pédophiles.  Or la vérité est que cet homme avait une liaison avec une élève  de pas tout à fait seize ans, et qu’il a payé « pour l’exemple ». Cette fois, il fera le bouc émissaire idéal dans la crise mimétique du bled, mais son suicide ne sera pris comme un aveu que par les imbéciles.

Ceux qui méprisent les séries télévisées (comme cela m’est arrivé) pour leur  vision stéréotypée de la réalité, feraient bien d’y aller voir de plus près. À cet égard, Broadchurch me semble un bon indicateur du niveau de compréhension et d’expression de multiples aspects de nos sociétés évoluées, rompant avec  les simplifications primaires en dépit d’indéniables stéréotypes, dont témoigne un genre discrédité par nombre de gardiens du temple de la Culture. 

On l'a vu en version plutôt documentaire dans The Wire, comme on le voit dans The Bridge ou Broadchurch : le genre peut aussi être intelligent et sensible et porter un vrai débat social ou moral au-delà des simplifications de la narration ou des "scènes à faire".

Dans Broadchurch, l’un de ces stéréotypes caractérisant les séries ou le genre policier, devenu tel par répétition, est le soupçon porté sur tous les membres d’une communauté à la suite d’un crime. C’est la base même  de la dynamique portant le récit de La vérité sur l’affaire Harry Quebert, de Joël Dicker, dont la culture personnelle est visiblement imbibée de références romanesques ou télévisuelles liées à cette mouvance « populaire »…

D'aucuns ont dédaigné le récit de Joël Dicker en le classant clone de polar américain, sans l'ouvrir. Le phénoménal succès du livre ne prouve rien  aux yeux des censeurs, et sans doute relève-t-il d'un certain emballement hors de proportion, mais là encore il faut y aller voir de plus près quitte à ne plus prendre le public pour un ramassis d'idiotes et de crétins...