9 décembre 1926 | Walter Benjamin, Voyage en Espagne

Publié le 09 décembre 2014 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

JOURNAL DE MOSCOU VOYAGE EN ESPAGNE *

9 décembre. Je suis arrivé le 6 décembre. Dans le train, je m’étais gravé dans l’esprit un nom d’hôtel avec l’adresse au cas où personne ne serait à la gare. (À la frontière on m’avait fait payer un supplément pour la première classe en m’indiquant que l’on ne pouvait plus avoir de seconde.) Il me fut agréable que personne ne m’ait vu descendre du wagon-lit. Mais il n’y avait personne non plus à la barrière. Je n’en étais pas trop énervé. Quand vient à ma rencontre, pendant que je sors de la gare balte-russe-blanc, Reich. Le train était arrivé sans une seconde de retard. Nous nous arrimons dans le traîneau, nous et les deux valises. Le dégel était survenu ce jour-là et il faisait chaud. Nous passions depuis quelques minutes seulement par la large Twerskaja, rayonnante de neige et de saleté, lorsque Asja nous fit signe depuis le chemin. Reich descendit et il fit à pied les quelques pas menant à l’hôtel, nous en traîneau. Asja n’était pas bien belle, avec son air sauvage sous un bonnet de fourrure russe, le visage un peu écrasé d’être restée trop longtemps couchée. Nous ne nous sommes pas attardés à l’hôtel et nous avons pris un thé dans une des confiseries appelées telles, à proximité de la maison de santé. J’ai parlé de Brecht. Puis Asja, qui s’était échappée à l’heure du repos, monta, pour rester inaperçue, par une entrée de côté à la maison de santé, Reich et moi par l’escalier principal. Là pour la deuxième fois, découverte de l’usage d’enlever les couvre-chaussures. La première fois, à l’hôtel où au demeurant on ne fit que réceptionner les valises, précisément ; on nous promit une chambre pour le soir. Je ne vis que le lendemain la compagne de chambre d’Asja, une ouvrière du textile, bien large, elle était encore absente. C’est là que pour la première fois nous sommes restés seuls quelques minutes sous un même toit. Asja me regardait fort amicalement. Allusion à la conversation décisive de Riga. Puis Reich m’accompagna jusqu’à l’hôtel, nous avons mangé quelque chose dans ma chambre et sommes allés ensuite au Théâtre Meyerhold. C’était la première répétition générale du « Revizor ». Je ne réussis pas à me procurer de place en dépit de la tentative d’Asja. J’ai donc remonté une demi-heure encore la Trewskaja en direction du Kremlin puis retour en arrière, épelant prudemment les enseignes de magasins et progressant sur le verglas. Enfin je suis arrivé très fatigué (et vraisemblablement triste) dans ma chambre.

À 7h. du matin, Reich est passé me prendre. Itinéraire : Petrovka ( pour signaler mon arrivée à la police), Institut de la Kameneva (pour une place à 1 rouble et demi dans l’Institut savant ; parlé en outre là-bas avec le chef de section allemand, un bel âne), puis par la Ulitza Gerzena jusqu’au Kremlin, devant le mausolée de Lénine complètement raté jusqu’à la vue sur la cathédrale d’Isaac. Retour par la Twerskaïa et le long du boulevard Tverskoi jusqu’au Dom Gerzena, siège des écrivains prolétariens, la WAP. Bon repas, dont ne me laissa pas jouir l’effort que m’avait coûté la marche dans le froid. Kogan me fut présenté, il m’a tenu conférence sur sa grammaire roumaine et son dictionnaire russo-roumain. Les comptes rendus de Reich, que durant les longues marches je ne peux suivre que d’une demi-oreille à cause de la fatigue, sont infiniment vivants, pleins de preuve à l’appui et d’anecdotes, tranchants et sympathiques. Histoire d’un employé du fisc qui prend ses vacances à Pâques et célèbre l’office divin pour son village. En outre, les verdicts prononcés par la justice contre la couturière qui abattit son mari alcoolique et le hooligan qui assaillit dans la rue un étudiant et une étudiante.
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Walter Benjamin, Archives, Images, textes et signes, Klincksieck, 2011, pp. 98-99. Edité par les Archives Walter Benjamin. Traduit de l’allemand par Philippe Ivernel. Edition française sous la responsabilité scientifique de Florent Perrier.


* Journal de Moscou (9 décembre 1926 jusqu’au 1er février 1927). Benjamin a occulté le titre Journal de Moscou et l’a remplacé par Voyage en Espagne. —








■ Walter Benjamin
sur Terres de femmes

6 janvier 1930 | Walter Benjamin, Rencontre avec Léon-Paul Fargue
→ 4 février 1930 | Walter Benjamin, Adrienne Monnier
→ 29 juillet 1935 | Walter Benjamin, Hachich à Marseille
→ Gisèle Freund | Rencontre avec Walter Benjamin in « La galaxie de Gisèle Freund »



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