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Sofia Queiros, Normale saisonnière  par Isabelle Lévesque

Publié le 12 décembre 2014 par Angèle Paoli
Sofia Queiros, Normale saisonnière,
Éditions Isabelle Sauvage,
Collection présent (im)parfait,
29410 Plounéour-Ménez, 2014.


Lecture d’Isabelle Lévesque

Je tu il cueillir des fleurs dans des jardins ouverts.

Ordre particulier. C’est un ordre particulier qui fait basculer en fin de phrase le complément circonstanciel de lieu, on l’attendrait avant :

« L’année débute tôt ce matin de sa fenêtre ».

Attaque, premiers mots en français du livre. Une succession inhabituelle qui pourrait faire passer le dernier groupe nominal pour un complément du nom.

Chaque texte de chaque page est précédé d’une prévision météorologique en anglais (toutes sont traduites en fin de volume). Le temps qu’il fait (ailleurs) accompagne notre lecture du temps qui passe (ou qui passait).
Riens : petites touches bout à bout, tricot d’une grammaire qui change imperceptiblement les règles en touchant l’ordre des mots d’abord. Ces riens rejoignent sans tapage le poème.
Une personnification de l’année à la « figure de verre » fait simultanément glisser la représentation : description enchaînée sur le visage d’une « femme », petit chaos possible d’un monde délité, « cerisier tombé », mais cela énoncé simplement comme on enregistrerait des dysfonctionnements inscrits dans la commune mesure. Aucun pathos. Si l’année débute de « mauvais augure », c’est qu’un état d’âme contrit rencontre un paysage désolé. Simplement désolé. Fatalement, presque, normale saisonnière : juste retour d’une période sombre, le froid vient en hiver. On n’évite pas. Cette normale, c’est une moyenne. Des hauts, des bas, de l’ordinaire.
Baromètre du jour. La narratrice revient sur ses pas, « [i]l y a vingt ans tout ronds elle marchait d’un pas alerte sur Chelmsford Avenue. » Au temps d’une autre vie, « roulements de tambours et éclats ». Bilan fragile de contrastes entre le présent désolé de l’hiver et ce temps passé. Elle se dédouble et se regarde. Elle écrit cela qui est passé :

« Si la neige tient, tout est soudain plus doux. »

La frontière poreuse entre les deux temps se gorge de mots (doux).
La force du père : être encore vivant. Même si l’hôpital. (Et mère plus loin.) Même si lui et le bonhomme de neige se confondent comme ils fondent et disparaissent : « le voilà qui se fige et se givre. » Les propriétés s’échangent de la neige et du corps, les réalités se superposent et, dans la langue de la narratrice, le père s’efface.
Ou alors le père et l’arbre « [f]endu en deux qu’il est ». De qui parle-t-on ? De quelle saison capable de lui glisser quelques feuilles sur les branches – illusion parfaite ? Des expressions, de saison elles aussi, traversent le texte (« cœur à l’ouvrage », « comme neige au soleil », « à ciel ouvert »), elles apparaissent incidemment, charnières visibles d’une perception qui réunit le présent le passé dans la langue parlée, imagée, usuelle et naturelle. Tout semble aller. Couler de source. Mais quelque chose déraille : « A windy day with variable amounts of cloud. »
Or d’autres jours sont secs et lumineux, saison revient de « lumière, lierre, limace et limonade ». Roulent les sons, ils se défont derrière : « [i]l parle de coq d’âne et d’argent ». Coq à l’âne et l’ordinaire des conversations bredouilles, la météo change imperceptiblement et la saison. Variable (« [l]es vents tournent »).
Souvent le début clôt le texte, il est repris, allongé ou commenté :
« Elle a donné de l’eau de pluie au voisin » s’achève sur « Elle a donné de l’eau de pluie au voisin deux fois. Ça ne peut pas faire de mal l’amour un peu. » Ce qui est désigné ? cela et autre chose du langage, une parole d’enfant proche du sens propre autant qu’attaché au figuré d’étoiles des choses.
L’eau de pluie comme la désignation sorcière d’un petit miracle d’amour accompli et passé. Il a eu lieu, ce n’est rien. On insiste, on recommence, le jour se flétrit dans un nuage, une averse à peine avant l’autre petit jour qui suit. L’indénombrable est divisé, nié :
« À croire que d’aucun froid gluant et noir s’attarde par ici. » Le froid est comme projeté au rang temporaire de personne humaine. Suit « la voix rauque », privée elle aussi de « gestes » et « sursauts ». Ce qui pourrait devenir fantasmagorie d’êtres (maîtres du destin) se trouve le plus souvent ôté du monde d’enfant de la narratrice. Opération délicate où rien n’est ni tragique ni heureux, simplement impossible d’aboutir. L’homme, le visiteur, « tend dans ses mains un cœur tout bleu », elle ne le reçoit pas. Passe à autre chose, passant aussi. Rappelant les contes de Perrault : de sa bouche il pourrait sortir « [l]imaces et araignées ». Et de ses mots ?
« [E]nfant » revient. Elle attend. Joue : « mille osselets, dominos et cordes à sauter, mille billes agates, hélices, terres et oeils-de-tigre.  »
Des réminiscences : Apollinaire (« que n’ai-je… »), des rythmes revenant dans le texte sous couvert de souvenirs ou projections désordonnées d’un temps picoré. On compte : un texte passe de « un » à « six », avec des « formules passe-partout ». Des apparitions, le visiteur ou le voisin aux « yeux vert d’eau » :

« Qu’aurait-il pu dire qui la tienne longtemps. »

On dirait qu’elle compte les coups. Elle ici, d’ailleurs, ne participe pas : elle observe et joue. Narratrice observant des scènes qui devant ses yeux se déroulent sans tapis rouge. Alors elle voit des personnes (des personnages ?), « un bel homme » accompagné d’« une belle femme et d’un bel enfant ». Une apparence, déjouée. Il court après les crédits, l’homme, pour satisfaire cette femme et l’enfant « hurlant » n’est pas ce qu’il semble être. Un vieillard meurt, plus loin (dans un autre texte) : maison sitôt vendue. Elle, sur le seuil, regarde.
Normale saisonnière, peut-être les rives et dérives du bord du livre : chaque texte, une pièce du puzzle d’un monde autour qui vit et bringuebale (comme elle). On ne communique pas vraiment : les mots s’échangent. Se répètent, « désolée », on se trompe de personne, de sujet. On s’évite, on évite de vivre. On passe de « elle » à « je », les pronoms changent et le même degré zéro de vivre. Une liste de choses à faire en italique, les jours, les mêmes, ajoutés les uns aux autres quand on tente des gestes de fée comme si c’était possible : « Elle claque des doigts et son laurier s’ouvre en parasol. » Pas de triomphe. Les pronoms s’équivalent (« et nous vous ils elle de disparaître ») :

« Elle sait que tous y passeront un par un elle comme les autres. Personne ne sera épargné et qu’importe.
Parce qu’elle angoisse, elle préférerait demi dormir tout le temps et rêver de doux rêves dont elle tirerait les ficelles. Une ficelle d’amour longue et solide qui de A je suis née à Z je suis morte jamais ne se romprait. »

Sujet meurtri, indéfini : « À la question qui est-elle. Je réponds que je ne sais pas. »
L’enjeu n’est pas là, plutôt en chaque dérapage. De langue, de pronom (je vers elle vers on vers rien). Entre la norme, la moyenne et le temps. Où le pronom identitaire et saturé voisine les glissements sémantiques et la langue égarée en ses expressions dont le sens n’est plus très sûr. Peau de banane. Rien n’est fiable.

Isabelle Lévesque
D.R. Isabelle Lévesque
pour Terres de femmes


Sofia Queiros, Normale saisonnière



SOFIA QUEIROS

Sofia Queiros

Source

■ Sofia Queiros
sur Terres de femmes

Normale saisonnière (extraits)
et puis plus rien de rêves (extraits)[+ une notice bio-bibliographique]

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