14 décembre 2001 | Mort de W.G. Sebald

Publié le 14 décembre 2014 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

Le 14 décembre 2001 meurt l’écrivain et essayiste allemand Winfried Georg Maximilian Sebald. Victime d’un accident cardiaque au volant de sa voiture sur une petite route de la campagne anglaise, près de Norwich (dans le Norfolk), il disparaît brutalement à l’âge de cinquante-sept ans. Il laisse derrière lui une œuvre singulière, dont la prose, reconnaissable entre toutes, s’accompagne de photographies en noir et blanc prises par l’auteur.
Son œuvre, composée d’un recueil de poèmes D’après Nature (1988) et de plusieurs textes en prose — Vertiges (1990), Les Émigrants (1992), Les Anneaux de Saturne (1995), Austerlitz (2001), Campo Santo (2003) — connaît à sa mort un succès considérable qui vaut à l’auteur d’être traduit dans plus d’une trentaine de langues et de faire de lui un « phénomène » littéraire.
Dans Austerlitz, « le plus romanesque » de ses récits, selon certains critiques, Sebald retrace la vie de Jacques Austerlitz, architecte et érudit, en proie à l’obsession d’un passé confisqué par l’Histoire et dont il porte néanmoins le poids. Tout en mêlant fiction et non fiction, le portrait d’Austerlitz se construit autour du mystère de ses parents, de son propre exil et de ses racines juives.

EXTRAIT

Mais pour en revenir à mon histoire… C’est après cette promenade dans les jardins de Schönborn, de retour à l’appartement, que Věra me parla pour la première fois avec de plus amples détails de mes parents, de leurs origines, pour autant qu’elle les connaissait, de l’existence qu’ils avaient eue et de l’anéantissement de celle-ci, au bout de quelques années. Ta mère Agáta, ainsi commença-t-elle, je crois, dit Austerlitz, en dépit de sa manière taciturne et quelque peu mélancolique, était une femme qui avait tout à fait confiance en la vie et se montrait parfois insoucieuse. Elle était en cela exactement comme son père, le vieil Austerlitz, qui possédait à Sternberg une manufacture de fez et de pantoufles fondée du temps de la domination autrichienne et avait l’air de passer outre à tous déboires et contrariétés. Un jour qu’il était en visite ici, je l’entendis parler de l’essor respectable qu’avait pris son activité, depuis que les gens de Mussolini portaient ces couvre-chefs à demi-orientaux, et dire qu’il avait du mal à les produire en quantité suffisante pour l’exportation en Italie. Agáta elle aussi, confortée par la reconnaissance acquise plus rapidement qu’elle n’avait espéré dans sa carrière de chanteuse d’opéra et d’opérette, croyait que tôt ou tard les choses finiraient par s’arranger, alors que Maximilian, en dépit de cette nature enjouée qu’il partageait avec elle, depuis que je le connaissais, précisa Věra, dit Austerlitz, était persuadée que les parvenus arrivés au pouvoir en Allemagne et les foules et les corporations proliférant à l’infini sous leur férule, qui lui faisaient littéralement horreur, comme il disait souvent, avaient succombé à une rage de conquête et de destruction aveugle, orchestrée autour d’une formule magique, ce mot de « mille » que le chancelier du Reich, ainsi qu’on pouvait l’entendre à la radio, ne cessait de répéter dans ses discours. Mille, dix mille, vingt mille, mille fois mille et des milliers et des milliers : tel était le refrain martelé aux Allemands d’une voix éraillée pour leur chanter leur propre grandeur, mais aussi la fin qui les attendait. Néanmoins, dit Věra, poursuivit Austerlitz, Maximilian ne croyait en aucune façon que le peuple allemand avait été mené à sa perte ; bien plus, selon lui, partant des aspirations individuelles et de l’état d’esprit régnant dans les familles, il s’était lui-même radicalement refondé en se coulant dans ce moule pervers ; et il avait ensuite engendré ces dignitaires nazis que Maximilian tenait tous pour des bons à rien et des têtes brûlées, pour servir de porte-parole symboliques aux instincts profonds qui l’agitait. Věra se rappelait, dit Austerlitz, une anecdote que Maximilian racontait à l’occasion : un jour, au début de l’été 1933, après une réunion syndicale à Teplice, il avait pris la voiture pour pousser un peu plus avant dans l’Erzgebirge ; et là, dans le jardin d’une auberge, il était tombé sur un groupe de randonneurs qui avaient acheté toutes sortes de provisions du côté allemand, entre autres de nouveaux bonbons sur lesquels étaient coulée, en pâte de sucre et donc fondant effectivement sur la langue, une croix gammée couleur framboise. À la vue de cette confiserie nazie, avait dit Maximilian, il avait soudain réalisé que maintenant les Allemands réorganisaient la totalité de leur production, depuis l’industrie lourde jusqu’à la fabrication d’articles aussi vulgaires, non par contrainte extérieure mais, chacun dans son domaine, par enthousiasme pour le soulèvement national. Věra raconta encore, dit Austerlitz, qu’à plusieurs reprises Maximilian était allé en Allemagne et en Autriche pour se faire une idée plus précise de l’évolution générale, et elle se souvenait, qu’à peine rentré de Nuremberg il lui avait décrit l’accueil faramineux que cette ville avait réservé au Führer, venu assister au congrès du parti nazi. Des heures déjà avant son arrivée, toute la population de Nuremberg et des foules venues de partout, non seulement de Franconie et de Bavière mais aussi des contrées les plus éloignées du pays, du Holstein et de Poméranie tout autant que de Silésie et de Forêt-Noire, s’étaient massées en rangs serrés, brûlant d’impatience, tout le long du trajet que devait emprunter le cortège officiel, jusqu’à ce qu’enfin, au milieu d’une liesse délirante, apparaisse la cavalcade motorisée des lourdes Mercedes, qui se frayèrent un chemin dans la ruelle étroite, fendant la mer des visages extasiés et des bras tendus, tétanisés. Maximilian lui avait expliqué, dit Věra, que dans cette foule qui ne faisait plus qu’un seul être agité d’étranges convulsions et soubresauts, il s’était senti comme un corps étranger qui allait incessamment être broyé et expulsé. De la place de l’église Saint-Laurent où il se trouvait, il avait vu le cortège s’acheminer lentement, à travers la marée humaine, vers la Vieille-Ville dont les maisons à pignons pointus ou biscornus, avec leurs grappes d’habitants aux fenêtres, faisaient songer à un ghetto désespérément surpeuplé dans lequel enfin, avait dit Maximilian, le sauveur tant attendu faisait son entrée triomphale.

W. G. Sebald, Austerlitz [Austerlitz, Carl Hanser Verlag, 2001], Actes Sud, 2002, pp. 199-200-201-202. Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau.



■ W. G. Sebald
sur Terres de femmes

W. G. Sebald, Campo Santo (note de lecture d’AP)
→ 4 décembre | W.G. Sebald, Les Émigrants
→ 18 mai 1944 | Naissance de W. G. Sebald

■ Voir aussi ▼

→ (sur Stalker) W. G. Sebald dans la Zone




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