Arléa, 2014.
Lecture de Joëlle Gardes.
DOCERE, MOVERE, PLACERE
Voilà un petit livre qui obéit au triple impératif de la rhétorique : docere, movere, placere. Il nous en apprend beaucoup en effet sur le pastel, sa vogue au XVIIIe siècle, et sur le plus célèbre des pastellistes de l’époque, Maurice Quentin de La Tour, mais il sait aussi nous émouvoir à l’évocation des tourments de l’artiste, à travers un style dont la délicatesse et la subtilité n’exclut pas la précision. En réalité, le fil rouge de ce livre écrit à la première personne — c’est le portraitiste qui parle — entrelace l’histoire de La Tour à celle de Madame de Pompadour, la marquise dont le portrait fut exposé au Salon de 1755. Et le portrait qui est ici tracé est à la fois celui que nous pouvons voir au musée du Louvre, mais surtout, un portrait intérieur, La Tour étant un peintre d’âme autant que de corps : « un portrait n’est pas que formes et couleurs. L’indicible doit affleurer. » Ce n’est pas seulement la Marquise qui est ainsi saisie et restituée sur la toile, mais d’autres personnages, grands de l’époque, au premier rang desquels le roi lui-même, ou le maréchal de Saxe (« le visage de Saxe, c’est une écriture droite et virile, racée, élégante et décidée. »), écrivains, comme Rousseau ou Voltaire (« Mon papier renâcle à rendre compte de son étrange séduction »)… Les autoportraits, au jabot, à la toque, témoignent de l’interrogation de l’artiste sur son art et sur lui-même.
Les chapitres successifs évoquent ces portraits dont la liste figure à la fin du livre, ils le font avec une précision parfois technique (l’auteur est historienne d’art) mais jamais lassante, bien au contraire. Nous apprenons ainsi que le portrait de la marquise, étant donné sa taille, peu commune pour un pastel, est fait de plusieurs morceaux, marouflés sur une toile, dont il importait évidemment de masquer l’assemblage. Mais c’est toujours vers la marquise que revient le portraitiste (ainsi que sur sa compagne tant aimée, la cantatrice Marie Fel, qui prend la plume à la fin pour décrire la triste fin de l’artiste peu à peu sombré dans la démence). Son portrait ne coûta pas moins de cinq années de travail, de doutes, d’inquiétudes, au pastelliste. Comment autrement capter et fixer l’essence même d’un être ?
Entre l’artiste et son modèle, c’est presque une relation amoureuse qui s’est nouée : « La marquise de Pompadour s’est donnée à moi », dit l’artiste. De fait, le contact avec le pastel est un contact sensuel : « en écrasant les dernières touches de pastel, il m’a semblé caresser une peau à la chaleur diffuse. » Mais la marquise est secrète, et de nombreuses séances sont nécessaires pour « déplier patiemment son âme, comme on défroisse un papier afin d’en déchiffrer les lignes cabossées. » En proie à une surveillance et une médisance permanentes (« son cœur s’abîme à l’écho des méchancetés »), meurtrie par la vie (la distance établie par le roi, la mort de sa fille Alexandrine), elle cache ses fêlures sous son sourire mais ce sont elles que l’artiste veut capter. Lorsque le deuil fait succéder la pâleur aux couleurs du visage, La Tour les retrouve sous ses doigts.
Ce n’est pas seulement le portrait de la marquise par La Tour, mais le livre tout entier qui est un hommage, moins à sa beauté, hélas flétrie avant l’heure, qu’à la « finesse » de son esprit. « C’est une femme incomparable », dit le pastelliste et avec lui l’auteur, une femme légère et éclairée, comme l’était le siècle auquel elle appartenait, amie des artistes et des écrivains, et des philosophes. Sur son portrait, ne voit-on pas, et sur sa demande, quelques livres, comme la Henriade, L’Esprit des lois ou le volume IV de l’Encyclopédie, pourtant mis à l’index.
Hommage à l’art, également, capable d’arracher à l’Histoire souvent mensongère, la vérité profonde des âmes, comme en témoignent les portraits de La Tour.
On l’aura compris, Marquise au portrait est un livre délicat et profond, à l’image même du pastel et de la marquise de Pompadour.
Joëlle Gardes
D.R. Joëlle Gardes
pour Terres de femmes
BARBARA LECOMPTE
Source
Barbara Lecompte est conférencière nationale en histoire de l’Art. Marquise au portrait est son troisième roman.
■ Voir aussi ▼
→ (sur YouTube) Barbara Lecompte présente son ouvrage Marquise au portrait
■ Joëlle Gardes
sur Terres de femmes ▼
→ "Les arcanes subtils d'une relation triangulaire" (La Mort dans nos poumons) [note de lecture + bibliographie]
→ Dans le silence des mots, poésie (note de lecture)
→ Et si la profondeur n’était que… (extrait de Dans le silence des mots)
→ L’Eau tremblante des saisons (lecture de Françoise Donadieu)
→ Jardin sous le givre (note de lecture + extrait)
→ [Matinée de printemps précoce](extrait de L'Eau tremblante des saisons)
→ Méditations de lieux (note de lecture)
→ Ostinato e chiaroscuro (Ruines) [note de lecture + extrait]
→ Jardins de toute sorte (extrait de Sous le lichen du temps)
→ 31 mai 1887 | Naissance de Saint-John Perse (Joëlle Gardes, Saint John-Perse, Les rivages de l'exil, biographie)
→ Trentième anniversaire de la mort de Saint-John Perse/20 septembre 1975 (chronique de Joëlle Gardes)
→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) Hôpital
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