« Depuis Héraclite, le grand philosophe du devenir, nous appelons ‘‘énantiodromie’’ la transformation des choses en leur contraire » écrit Paul Watzlawick dans L’invention de la réalité. Cas classique d’énantiodromie sociale : la formule « le malheur des uns fait le bonheur des autres. » Par exemple, un garagiste tire profit des pannes désappointant ses clients, un médecin des maladies affectant ses patients, etc. Mais l’énantiodromie (terme philosophique signifiant à peu près « routes opposées ») peut devenir permanente, sinusoïdale ! En alternance indécidable du bien et du mal dans la destinée. Comme l’illustre la succession paradoxale de préjudices salvateurs et d’avantages douteux dans ce « conte sans fin » sur le bonheur du jour, tiré du folklore chinois. Un sage paysan avait un fils, un cheval, et un voisin. Un jour où le fils sortit avec le cheval, celui-ci s’échappa, et le fils revint seul. –Oh quel malheur ! dit le voisin. –Qu’en sais-tu ? dit le paysan. Et de fait le lendemain, en recherchant le cheval perdu, le fils le retrouva, puis captura du même coup un magnifique étalon sauvage, rencontré à cette occasion. –Oh quel bonheur ! dit le voisin. –Qu’en sais-tu ? dit le paysan. Et de fait le lendemain, en dressant l’étalon, le fils reçut une méchante ruade qui lui brisa une jambe. –Oh quel malheur ! dit le voisin. –Qu’en sais-tu ? dit le paysan. Et de fait le lendemain, les recruteurs de l’empereur passèrent dans le village enlever les jeunes gens pour la guerre. Temporairement invalide, le fils échappa ainsi à la conscription. –Oh quel bonheur ! dit le voisin. –Qu’en sais-tu ? dit le paysan. Et de fait, le lendemain… Certains proverbes véhiculent une morale semblable : « À quelque chose malheur est bon » ; « Rien ne va jamais aussi mal qu’on ne le craint ni aussi bien qu’on ne l’espère » ; « De l’épine naquit la rose » ; « De la rose naît l’épine, de l’épine naît la rose » ; « La fleur est produite par le fumier, et le fumier produit par la fleur » (dicton turc) ; « Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera » ; « Toute nuit a un jour, tout hiver a un été » (dicton turc)… Comparons ce conte chinois à une autre version, tirée de la Berakha (traité de la loi orale juive) : « Rabbi Akiva se déplace un soir avec son âne, sa poule et sa bougie… La nuit tombée, il ne peut accéder à une ville fortifiée qui ferme ses portes au crépuscule. Il s’installe donc à la belle étoile avec l’assurance que Dieu fait systématiquement les choses pour le bien… Mais pendant la nuit, catastrophe ! Un fauve dévore son âne, un coup de vent éteint sa bougie, et un chat mange sa poule !… Or au matin, Rabbi Akiva s’aperçoit que la ville a été attaquée par des brigands. Il s’exclame alors : –Comme à l’accoutumée, Dieu n’agit que pour le bien. Je serais mort dans cette ville, si j’avais pu y entrer ! Car mon âne, ma bougie ou ma poule auraient certainement attiré l’attention des bandits qui m’auraient repéré ! » Dans le conte chinois, l’alternance paradoxale du bonheur et du malheur suggère que le(s) Dieu(x) hésite(nt) en permanence sur la condition (bonne ou mauvaise) à octroyer aux humains. Mais dans la version juive narrant la mésaventure de Rabbi Akiva (contrairement au conte chinois où le destin serait comparable à une pièce oscillant toujours entre ses deux faces), l’œuvre divine ne saurait avoir, tel un objet unilatère comme le célèbre ruban de Möbius, qu’une seule et unique face : la face du bien ! Tout étant toujours pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles… Dans son conte philosophique Candide ou l’Optimisme (1759), Voltaire critique ce principe d’une « raison suffisante » et d’une « harmonie (du monde) préétablie » cher à Leibniz, principe débouchant sur un optimisme tenace, quelles que soient les vicissitudes tragiques de l’existence. Malgré toutes les épreuves qu’ils traversent, les protagonistes de Candide gardent ainsi un moral indéfectible, chaque malheur passant en définitive pour un épiphénomène dans la certitude d’un plan divin de bonheur futur… Mais par son fatalisme opiniâtre, ce principe d’optimisme leibnizien semble annuler tout impératif d’action humaine puisque, dans sa sagesse, Dieu aura pourvu à tout ordonnancer pour « le meilleur des mondes possibles. » Voltaire oppose au contraire à cet optimisme « qu’il juge béat une vision lucide sur le monde et ses imperfections », avec le corollaire que l’homme doit agir pour corriger les malfaçons éventuelles dans l’œuvre du Créateur, afin d’améliorer si possible la condition humaine. D’où l’injonction d’agir formulée par Pangloss : « Il faut cultiver notre jardin. » Précepte de sagesse existentielle ou d’optimisme béat ? À chacun d’en juger…