Magazine Nouvelles

La croisière immobile par Marie-Hélène Prouteau

Publié le 03 janvier 2015 par Angèle Paoli

Chroniques de femmes - EDITO/SOMMAIRE

Chronique de Marie-Hélène Prouteau

Nantes, La Tour de Bretagne

Source

LA CROISIÈRE IMMOBILE [#NANTES] C’est un de ces moments qui font une trouée dans le quotidien. Quelle impulsion soudaine m’a entraînée au 32e étage de la Tour de Bretagne ? En haut, la passerelle circulaire donne une vue de 360 degrés sur Nantes. Il vente comme au sommet d’un phare. J’aime cette brusque élévation où je reçois la ville dans la paume des mains, tout étant à portée dans ces souffles d’altitude. Point de longue-vue grossissante. Il y a seulement le ciel immense, le vent. Dans ces promesses d’élans marins, la ville semble s’immerger pour une croisière immobile. À cent vingt mètres de haut, le changement d’échelle comprime d’un coup l’espace et le temps. Le port est aussi proche que le stade de la Beaujoire. J’éprouve un choc, il y a dans ces dimensions bouleversées un va-et-vient qui décentre et brouille ma perception familière. Je ne sais plus où sont le proche, le lointain, l’ancien, le nouveau. Sortilège de cette rêverie d’envol, je vois défiler les images, les Anneaux de Buren, la statue de Louis XVI, les tramways, la Cité radieuse du Corbusier, le monument dédié aux Cinquante otages, la Tour L.U. Je laisse aller mon attention flottante.

Dans l’éloignement, des illusions d’optique se jouent, des escaliers ne mènent nulle part, des façades sont au bord du vide comme dans un dessin d’Escher. Bizarrement, le Château des Ducs de Bretagne est posé tout près du nouveau Palais de Justice. Il suffit d’un saut de puce pour traverser trois siècles, les Machines de l’Île côtoient la vieille prison dont la vue d’en haut fait ressortir la découpe panoptique. Comme si le Nantes qui m’est familier avait effacé ses repères habituels et m’offrait ceux d’une ville insolite de Delvaux. Les angles, les volumes s’écrasent, l’Hôpital a la taille d’une boîte d’allumettes. Je comprends la géométrie entre les vivants et les morts : il y a des lignes brisées qui vont tout droit et enjambent les fractures du temps. Un étrange cadastre s’établit sous mes yeux qui pratiquent le télescopage. Je perçois dans l’air de mystérieux appels, comme une injonction à prêter l’oreille. Au Musée des Beaux-arts, le Joueur de vielle de Georges de La Tour chante pour l’éternité la mélopée de la vie vulnérable des gens à la rue, au temps du Grand Siècle ou des agences de notation, qui sait.

À la hauteur où je me trouve, la ville métamorphosée est à la taille de la petite géante et de ses compagnons inventés par Royal de luxe, la troupe de théâtre de rue. Je vois maintenant la petite géante courir sur les quais avec un rire qui ouvre la porte de nos rêves. J’aperçois de minuscules points, les habitants. Des lilliputiens dont les princes sont ces géants mus par de savantes machineries. Quelle est l’échelle des vraies valeurs, des vraies grandeurs ? semblent-ils dire. Pris dans la poussière du temps, les drames, les déconfitures sont légères esquilles. Entre ciel et terre, Nantes respire à bonne hauteur, elle a vocation de patience. Son pas est lent, la ville fait la part des choses, indifférente aux emblèmes éphémères dont s’entiche la postmodernité. Elle a son temps à elle : celui de ses cathédrales, l’une de pierres où les anges font entendre leur petite musique incertaine, et l’autre, ruche laborieuse, emplie de limaille de fer et de savoirs ouvriers. Je crois entendre des voix venues de loin. Est-ce Feodor Atkine qui joue Othello dans l’« Atelier AP3 » ? C’est peu après la fin de la Navale. Des métallos ont accueilli la troupe de La Chamaille dirigée par Hervé Tougeron qui va donner une autre vie à ce lieu appelé la Fabrique des sourds où l’on martelait les tôles de la dure nécessité. C’est quelque chose d’inespéré ces voix de comédiens. Le chant de la vie sublimée.

Tout est ambivalent et Nantes le sait mieux que n’importe quelle cité. Le souffle de l’océan dilate ses rues. La mer s’y laisse seulement deviner, comme une amante distante. L’amour de loin, celui qui fait rêver les coureurs d’aventures. À petits bruits, la marée pénètre deux fois par jour dans la ville. Elle diffuse un précipité d’effluves bizarres qui brouille l’esprit des gens et, signe d’insolente jeunesse de la ville, est le ferment d’une inventivité en ébullition. Telle celle de ce jeune médecin qui va en hâte à la clinique ophtalmique qu’il vient d’ouvrir : « Aux plus déshérités, le plus d’amour », dit-il. Ce n’est pas la devise du Samu social mais celle d’Ange Guépin, ce médecin nantais, célèbre philanthrope du XIXe.

Vers le port, un instant, j’ai cru sentir un tremblement de ciel. D’une des hautes fenêtres de la rue Kervégan me parvient un colloque ordinaire. Le riche armateur se penche vers le prélat de la paroisse : « Vous en convenez, mon père, ce Code Noir est une bonne chose. Soyez tranquille pour le toit de l’église ». C’est si banal, la traite. Mille ondes de douleur flottent des cales qui ont chargé au loin leur fret d’hommes au corps d’ébène. Quels visages leur donner ? Dans les trous noirs de la raison, les morts anonymes n’en ont pas, ceux qui montent de la fosse du passé, comme ceux qui agonisent sans papiers, dans les soutes des avions d’aujourd’hui. Qui sait si cette part d’ombre de Nantes n’a pas fait pleurer les statues du Jardin des Plantes ?

Maintenant, je m’absorbe dans la féerie des toits où les gris battent la chamade. La livrée terne du tuffeau souillé et du ciment, dégradés sans poésie, invite à chercher les couleurs de la vie au-delà des méridiens. Ici, les couleurs se méritent, rapportées des confins avec les arbres aux fleurs inconnues. J’aperçois la fresque Le Toucan, rue Fanny Peccot, où explosent l’indigo et le rose indien. Il y a du Henry Thoreau chez Alain Thomas, le peintre ami des fleurs et des espèces menacées. Mais son Walden est un jardin des Tropiques aux couleurs exubérantes. C’est ainsi, dans cette ville qu’on dit grise, un oiseau de paradis aux fruits vermeils fait la vie plus belle.

Ici et là, Nantes déjoue les tempêtes et pose des jalons qui rallument les étoiles. Il me semble entrevoir, au Musée des Beaux-arts, la petite chandelle du Songe de Saint Joseph de Georges de La Tour et son clair-obscur qui fait palpiter l’espoir.

Et puis il y a la voix du philosophe Paul Ricœur, au Temple Protestant, qui lit un extrait de l’Édit de Nantes pour le 400e anniversaire de l’événement. J’accompagne mes étudiants. Si la mémoire est nécessaire, nous dit cette parole généreuse, les hommes ont aussi besoin de l’oubli, sinon ils demeurent enfermés dans les barbelés de la haine. Message bien peu accordé à notre époque.

Au bout de mon extase paysagère, la ville me donne l’impression de prendre la tangente, corps de songe superbement immatériel. Ancrée au sol mais parée pour tous les départs, elle ne cesse de prendre le large. Indifférente à nos balbutiements, Nantes poursuit son chemin à sa hauteur. Par temps clair, on voit la mer.

Marie-Hélène Prouteau, « La croisière immobile », in revue Place Publique n° 40, Dossier « Nantes et Saint-Nazaire, les villes vues d’en haut », juillet-août 2013.

Place publique #40

Source



MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU

Marie-helene-prouteau

Source

■ Marie-Hélène Prouteau
sur Terres de femmes

L’Enfant des vagues (lecture d’AP)

■ Voir aussi ▼

→ (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Marie-Hélène Prouteau

■ Chroniques et lectures de Marie-Hélène Prouteau
sur Terres de femmes

→ Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
→ Jacques Josse, Liscorno
→ Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule



Retour au répertoire du numéro de janvier 2015
Retour à l’ index des auteurs

» Retour Incipit de Terres de femmes

Retour à La Une de Logo Paperblog