Moi l'autre: - Et pourquoi pas ? Pourquoi ne pas s'identifier à Charlie ?
Moi l'un: - Parce que c'est une incantation vide et momentanée, et que je n'aime pas ça.
Moi l'autre: - Le même truc que le Santo subito à la mort de Jean Polski ?
Moi l'un: - Je dirais plutôt: le même réflexe de solidarité factice qu'au soir du 11 septembre, notre confrère du Monde affirmant que nous étions tous Américains.
Moi l'autre: - C'est pourtant un vrai symbole. J'entends que Charlie-Hebdo est le symbole par excellence d'une presse libre à la française, comme le Canard enchaîné. Et le frapper revenait à frapper la liberté d'expression en tant que telle.
Moi l'un: - Tout juste, et je ne fais aucune restriction sur le droit de s'exprimer de ces deux journaux qui sont d'ailleurs du pur fonds de culture de notre génération. Nous nous sentons plus proches du Canard que de Charlie-Hebdo ou d'Hara-Kiri, mais là n'est pas la question.D'ailleurs ce que certains taxent de provocations, chez Charlie, remonte à une vieille tradition française parfois bien plu virulente, de Sade à Voltaire ou de Léon Bloy le catho à Lucien Rebatet le facho...
Moi l'autre: - C'est l'emballement médiatique qui te défrise ?
Moi l'un: - Disons qu'assez instinctivement, je me méfie de ces formules relevant du slogan style: Nous sommes tous des juifs allemands...
Moi l'autre : - C'était pourtant impressionnant de voir ces foules se lever comme un seul pour s'opposer à ce massacre.
Moi l'un: - Oui, et là non plus je n'ai pas envie de chipoter: cet immense élan est sûrement généreux et salubre, contre l'idéologie de mort des tueurs et de leurs commanditaires réels ou virtuels, mais si l'on s'identifie aux victimes par le coeur, ce n'est pas avec des gesticulations qu'on résistera aux
Moi l'autre: - Tu avais pourtant l'air bouleversé quand tu as appris la mort de Cabu...
Moi l'un: - Et comment ! Tu te rappelles sa gentillesse quand on l'a rencontré. Sa finesse d'analyse à propos de l'URSS, du Japon ou des Palestiniens. Son mélange de douceur et de malice, contrastant avec la netteté et la justesse implacable de son trait. Il m'a fait penser à Reiser et à Desproges, ces autres tendres vaches. Ceci dit l'horreur de sa mort ne pèse pas plus, sauf pour ses proches et ses amis, que celle du flic inconnu exécuté à terre ou des centaines de journalistes tombés ces dernières années sur le terrain.
Moi l'autre: - Inversement, tu as vu le délire de ressentiment et de vengeance suscité par l'attentat, affluant en tweets anonymes...
Moi l'un: - Rien de neuf évidemment, mais ces manifestations de haine, ou la recommandation prévisible d'Al-Jazeera de ne pas sacraliser Charlie-Hebdo, me dérangent moins que la prétendue unanimité des politiciens de tous bords impatients de récupérer des voix.
Moi l'autre: - On aurait plutôt envie, alors, de se taire.
Moi l'un: - Disons qu'il y a urgence de ne pas donner raison, en rien, aux tueurs. La montée aux extrêmes n'a jamais rien résolu, et l'horreur de cet acte demande plus qu'une identification de surface sans lendemain. Hier d'aucuns se disaient Indignés, en écho au cher Stéphane Hessel, qui vient de nous quitter ces jours en toute discrétion, mais être Stéphane Hessel ou Abdelwahab Meddeb, être Cabu ou Cavanna, être Ahmed ou Aminata, être Michel Houellebecq ou Edwy Plenel - être vraiment soi-même, le plus libre possible quand encore les circonstances le permettent, ne saurait se résumer à une incantation...