LECTURES VAGABONDES, DU MEXIQUE A BUDAPEST
I l arrive parfois que, par la voie des airs, me parviennent miraculeusement des petits bijoux de livres. Ainsi de ces livres jumeaux À Budapest (2007, rééd. 2014) et L'Étrange Sérénité des fonds marins (2014), reçus juste avant les fêtes de Noël. Jumeaux parce qu'ils sont tous deux pareillement façonnés, de même format (11 x 11 cm), de même facture - couverture à double rabat et bande pliée de la Collection " accordéon ", composés en Baskerville et imprimés en deux tons sur Rivoli blanc par les presses de Dereume en Belgique - et qu'ils sont l'œuvre d'un même auteur. Tous deux appartiennent à une même maison d'édition - Circa 1924, fondée en 2003 par Geneviève Voegelé et Jean-Charles Wolfarth- et comportent des " images pictorialistes " en noir et blanc. On pourrait imaginer que s'arrêtent là les similitudes (j'ai oublié les pochettes plastifiées à rabat !), que l'on peut toutefois élargir au plaisir infini que procure la lecture de l'un et de l'autre de ces mini-ouvrages de bibliophilie. Publiés à sept années d'intervalle, les deux textes se rejoignent dans la belle écriture de Christian Garcin (à l'occasion d'une réédition du premier ouvrage).
Lequel de ces deux livrets vais-je ouvrir en premier ? Vais-je céder à l'appel du regard tendre (légèrement interrogateur) du portrait de l'élégante qui figure sur la première de couverture d' À Budapest ? Ou bien à l'appel du voyage à l'autre bout du monde que suggère le paysage maritime - avec embarcation à voile - de L'Étrange Sérénité des fonds marins ? Je déplie/déploie l'un et l'autre livre, en alternance. Je m'arrête sur les photos de rues ensevelies sous la neige promenades le long du fleuve (Le Danube) silhouettes emmitouflées lumières de la ville tramways et parapluies solitudes dans les rues sombres et désertes. Les noms des photographes figurent sur le deuxième rabat : Rudolf Balogh, Kàroly Escher, Dénes Rónai. Je n'en connais aucun, même si je sais qu'ils sont mondialement connus et que leurs photos sont archivées au Musée Hongrois de la Photographie de Budapest. J'aime l'atmosphère qui se dégage de ces décors aux lumières glacées. Pourtant, je ne peux m'empêcher de déplier l'autre livret, tout aussi mystérieux. Le titre me séduit. La photo de couverture également. Où situer ce paysage de montagnes aux courbes douces se jetant dans la mer ? Une mer d'huile. La lecture des ouvrages de Christian Garcin m'a accoutumée à sillonner le monde qu'il ouvre pour nous, ses fidèles lecteurs. En y regardant de plus près, je m'aperçois que les hommes qui sont à bord du voilier portent des sombreros. Peut-être l'histoire à laquelle l'auteur nous convie se déroule-t-elle au Mexique ? Cette hypothèse est aussitôt confirmée par d'autres photos - " images pictorialistes " de cathédrales et d'haciendas - du photographe allemand-mexicain Hugo Brehme. Des noms surgissent. Golfe du Mexique. Arthur Cravan. Mina Loy. L'histoire est une histoire d'amour dont j'ai gardé la mémoire (tous les ouvrages de Mina Loy, du moins ceux édités en français, sont dans ma bibliothèque).
" C'est l'histoire de deux poètes, un colosse aux yeux tristes et une frêle jeune fille, qui cherchent une cathédrale rose. " C'est dans l'une d'entre elles qu'ils se marient. Mais au départ, il y a un décor ébréché, marqué de signes annonciateurs de désastres : " une chambre sans fenêtre ", " un lit qui grince ", des " montants rouillés ", un " mur jaune ", " l'émail fendillé " d'un lavabo. Rien n'échappe à Mina, de ces détails ordinaires qui diffractent leurs signes " même sous le ciel noir piqué d'étoiles "... Je dis Mina parce que le texte me semble passer par son regard. Et, derrière son regard, par ses émotions. Par sa sensualité. Il y a pourtant un narrateur extérieur qui suit le couple dans ses déplacements, dans ses gestes ou absences de gestes, ses suspens, ses étreintes aussi ; comme le ferait une caméra cachée silencieuse. Qui s'arrêterait sur les murs. Et sur les couleurs. Rose pour le " flot " " frémissant des paupières baissées ", pour la cathédrale inondée de lumière. Jaune pour le mur de la chambre, pour le " ciel délavé ", pour le chien " efflanqué " qui dort " le museau dans la poussière ". Le rose, c'est la couleur de Mina. Pour ce qui est du jaune, il draine avec lui toute une série de signes avant-coureurs du drame. Les croûtes sur le corps du chien, les " mouches grasses et bleues ", " la purulence de ses plaies " et peut-être " le bruit moisi du jour ". Et le bleu, le bleu bourdonnant des mouches, est-ce le même que " ce bleu presque solide " qui saisit Mina au cœur de son cauchemar aquatique, " dans l'étrange sérénité des fonds marins " ?
En quelques pages, à partir de quelques détails minutieusement choisis, qui balisent le texte par leur récurrence têtue, Christian Garcin dresse le décor dans lequel s'inscrit pour toujours l'histoire de Mina Loy. Une place écrasée de chaleur ; une atmosphère pesante. Vaguement écœurante. C'est là qu'évolue Mina, toute de sensualité fébrile, de légèreté et de fraîcheur. Le temps de s'offrir à l'homme qu'elle aime, le temps de sentir la vie s'agiter dans son ventre. Le temps d'imaginer qu'elle va bientôt retrouver son colosse " aux yeux tristes et clairs ". Rêves de femme qui avaient pris corps dans la cathédrale rose, avant que celle-ci ne se fendille pour livrer passage à la solitude et à la douleur.
De la faille laissée béante par la disparition d'Arthur Cravan naîtront les poèmes de Mina Loy. De ce moment choisi de la vie de Mina Loy et d'Arthur Cravan naît le très beau récit de Christian Garcin.
À Budapest ramène le lecteur dans un tout autre univers. Nous voici en Europe et en plein hiver. Dans le froid glacial de la cité hongroise, Christian Garcin met en place un récit décalé. Un récit hors-temps, à contre-courant. Qui réveille des souvenirs anciens de lectures liées à la littérature d'Europe Centrale. Des paysages, davantage que des souvenirs.
L'histoire qui nous est contée là est celle d'une résurrection. L'occasion pour l'auteur de confronter avec humour présent et passé ; et de permettre à l'héroïne de cette fable à coloration fantastique d'exercer son esprit critique en dénonçant les travers de ceux qui, momentanément, se trouvent être ses contemporains. Et à ses interlocuteurs du présent de la considérer avec curiosité. De quel côté se situe Das Unheimliche (" L'inquiétante étrangeté ") ?
C'est à Budapest, " au début du mois de février ", que Mme Esterhàzy se manifesta, de manière particulièrement remarquable, d'autres phénomènes du même genre s'étant déjà produits cette année-là sans retenir outre mesure l'attention. C'est que Mme Esterhàzy possèdait au plus haut degré les qualités de la conversation. Du passé, cette dame distinguée a conservé intacts tous les codes. Langage, us de salons, exigences d'esprit. Talents qui lui valaient jadis la reconnaissance de ses pairs. " Chacun de son vivant louait la qualité de son esprit et la pertinence de ses idées. " Or, son retour parmi les vivants la déçoit. Mme Esterhàzy ne peut s'empêcher de reprocher à ses interlocuteurs leur manque de curiosité et le peu d'intérêt que la plupart d'entre eux lui témoignent. Il lui faut se contenter de quelques plaisanteries sur son accoutrement vestimentaire. À sa soif inextinguible pour tout ce qui concerne les questions de société, de progrès, de religion, d'humanisme répondent l'indifférence la superficialité le désintérêt de ses interlocuteurs pour les choses de l'esprit. De manière générale, pour toute forme de réflexion. On pourrait résumer toutes ces insuffisances et déficiences en un seul terme : médiocrité. De quoi vous dégoûter de vous éterniser. Combien de temps son retour parmi les hommes a-t-il duré ? Il est difficile de le dire. Toujours est-il que, soudain prise d'un malaise, la dame, après s'être livrée à d'ultimes considérations sur le train des choses - " Il était décidément impossible de vivre en un siècle pareil " -, préfère regagner sa tombe et disparaître à nouveau.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli