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Christine Spianti, Soleil sur fond bleu par Angèle Paoli

Publié le 15 janvier 2015 par Angèle Paoli

" C'EST LA LUMIÈRE QUI VA DE LA TERRE VERS LE CIEL "

É nigmatique au premier abord, Soleil sur fond bleu de Christine Spianti est un livre qui s'avère très vite passionnant. C'est sans doute à l'auteur que l'on doit le choix de la première de couverture - un tableau de Paul Klee (Vor dem Blitz, Avant l'éclair, 1923) dans lequel signes et couleurs (gouache, aquarelle et plume sur carton) entretiennent un étrange et vigoureux dialogue. L'écriture de Christine Spianti, elle-même riche en signes disséminés dans la trame serrée de l'ouvrage, élabore pareillement une constellation poétique savante qui conduit la pensée dans une interrogation incessante au cœur de la couleur/au cœur de la douleur.

Quels liens courent en filigrane d'un chapitre à l'autre (il y en a neuf) entre les différentes digressions-compositions qui nourrissent le récit ? Quels îlots émergent entre les pages à travers les dialogues ou à partir des récurrences qui rythment la réflexion ? Quels échos se répondent de loin en loin à travers des textes aussi différents que des ébauches de dialogues ou de fables, un récit de voyage et une " enquête " sur les fusillés du Mont-Valérien, une toile de Rembrandt et un tableau de Braque, une photo de Francesca Woodman et un collage d'André Breton ? Ou encore entre Braque, Pasolini, Klee, Giotto, Miró ?... Christine Spianti possède seule les clés de ces collages dont elle dissémine les pièces au gré de sa pensée, elle qui associe, dans l'espace singulier de son livre, images et textes, créant entre ces différents " éléments ", des rapports inattendus susceptibles de susciter le questionnement tout en maintenant l'esprit en éveil.

Dans ce curieux assemblage, chaque objet - image et texte - existe à la fois pour lui-même et peut être considéré en tant que tel, mais aussi dans le rapport qu'il tisse avec sa mise en espace et son jeu avec le propos. De sorte qu'un va-et-vient incessant s'instaure, nourri par une série d'interrogations qui accompagnent la lecture en même temps que l'image. De sorte aussi que le lecteur poursuit son enquête dans l'intime de l'auteur, au cœur des passions qui l'animent et d'où naît la propre passion du lecteur.

De l'amour, de l'ortie et de la pomme, des nuages et des autres couleurs de la joie. Tel est le titre second de Soleil sur fond bleu. Au titre très pictural de l'ouvrage - conforté par l'image de la première de couverture - répond le sous-titre qui en élargit le domaine. À la dominante du jaune (soleil) et du bleu (fond) se substitue une thématique riche qui associe concret et abstrait. L'intitulé lui-même de ce sous-titre - " De l'amour, de l'ortie... " - semble privilégier la forme littéraire de l'essai. L'ensemble énumératif est associé aux " couleurs ", lesquelles sont reliées à la " joie ". Cette association couleur/joie est confirmée par l'exergue, emprunté au philosophe Gilles Deleuze : " Je conquiers si peu que ce soit un morceau de couleur, j'entre un peu dans la couleur. Tu te rends compte la joie que ça peut être, la joie... " ( Abécédaire, 1988).

Couleur et joie, auxquels viennent se greffer l'amour l'ortie la pomme et les nuages, constituent la ligne d'horizon de cet ouvrage. Une ligne qu'inaugure le voyage à travers tout ce qui touche à l'essentiel de la " méditation " de Christine Spianti sur son chemin de vie. Ainsi, dès le chapitre d'ouverture, Christine Spianti écrit-elle :

" Comme je tiens à la vie.

C'est terrible et bon de tenir à ce fil léger, il ferait à peine un horizon, tel celui que je vois dans le pare-brise en traversant la Beauce, quand le ciel est à son amplitude maximum, les champs de blé ondoyants, et parfaite la majesté des éoliennes toutes dorées dans le matin. "

Les premières touches de couleur de Soleil sur fond bleu prennent donc naissance dans le paysage traversé avant d'atteindre l'Italie, " une ligne de climat d'un certain bleu lavande qui fait plaisir ". On s'attendrait à ce que la première image de l'ouvrage - une photo en noir et blanc - réponde à ces notations visuelles. Or la photo d'Alexandre Rodtchenko - Jour d'été 1929 -, surprend. On y voit deux personnes, un homme une femme, marchant en sens inverse sur une route, en bordure d'un canal ou d'un fleuve. Mystérieuse, la photo ne livre d'autre message que celui, immédiatement perceptible, de deux solitaires qui se tournent le dos et qui s'en vont, chacun de leur côté, dans la marche d'un jour d'été. Comment cette photo s'articule-t-elle avec le dialogue téléphonique de la conductrice qui traverse la Beauce et l'interlocuteur qu'elle s'apprête à rejoindre dans un village de montagne en Italie ? Rien dans le texte ni dans l'image ne permet de le dire. Incertitude de l'objet ? Incertitude du propos ? Il faut avancer plus avant dans la pensée de l'auteur pour faire la lumière sur ces écarts et pour les comprendre. " Il se trame quelque chose dans le noir ", écrit-elle un peu plus loin, dans le magnifique texte-essai que lui a inspiré La Fiancée juive de Rembrandt. Et Christine Spianti d'ajouter :

" Celui-là seul qui fabrique un tapis sait le motif qu'il a conçu. "

Ainsi en est-il aussi de l'écrivain qui compose son ouvrage, agence les différents matériaux dont il dispose de manière à former un ensemble complexe et singulier dont lui seul possède le secret.

La première allusion explicite à la peinture est celle que Christine Spianti fait à Joan Mirò. Un trait blanc sur fond bleu, daté de 1925. L'irruption de ce trait dans la pensée de l'auteur, pensée cartésienne mais néanmoins mouvante, émouvante et subtile, " ouvre l'infini à tous les vents... ". Lignes d'écriture/lignes de rêves. Des correspondances s'établissent entre paysages et peinture, qui guident l'auteur dans sa traversée de la couleur. Comment se fait la soudure entre les différents morceaux qui composent ces collages ? Une " mince ligne " qui sépare et qui ralentit la lecture, oblige à franchir d'autres espaces pour trouver une réponse. Ainsi Christine Spianti conduit-elle son écriture en juxtaposant " des mondes côte à côte " ; en proposant, à la manière de Leonardo, " des parties autonomes de contenu identique. " " C'est [dit-elle] la composition qui ordonne l'intervalle entre chaque domaine. " Ainsi de la Beauce, " soleil et blé ", " champs de colza ", et de Juan Miró : Oiseau éveillé par le cri de l'azur s'envolant sur la plaine qui respire, 1968. Rêveries éveillées qui passent sans transition apparente du paysage capté par l'œil aux réflexions vagabondes qu'il suscite.

Le chapitre le plus énigmatique (à première lecture) de l'ouvrage est peut-être le deuxième. Il constitue cependant la " première étape " d'un cheminement (qui en comporte quatre), dans lequel se croisent et interfèrent, au cœur de la fable de la " Déesse cartésienne ", quatre noms d'artistes d'époques et de sensibilités différentes : Woodman (photo) / Franceschini (peintre du XVIIe)/Penone (photos)/Breton (collage). L'un des points d'accroche qui réunit ces éléments apparemment disparates est celui du reflet (eau/flaque/miroir) - depuis la photo de Francesca Woodman, Self reflection, 1975-1979, jusqu'au Puits enchanté de Breton, collage de 1931, en passant par Rovesciare i propri occhi / Renverser ses yeux, lentilles de contact miroirs, 1970 de Giuseppe Penone ou en revenant, comme dans une piste de jeu de l'oie, à l' Allégorie de Baldassare Franceschini : La Vérité illuminant l'humaine cécité, 1650. Le regard joue un rôle important dans la mise en perspective de ces œuvres. Tandis que, dans le récit de la fable, la nudité de Diane, surprise au moment de son bain par le regard d'Actéon, renvoie à la nudité de Francesca Woodman qui offre celle de son corps à notre regard en même temps qu'au miroir dans lequel se reflète le chaos de son monde intérieur ; le regard est happé l'instant suivant par le collage d'André Breton dans lequel une jeune femme, buste tendu par une énergie indéfinissable (danger ? désir ?) semble émerger d'un encadrement, fenêtre ou toile.

On ne peut s'attendre à une analyse explicite de ces assemblages. Car " tout bavardage, toute anecdote rabaisse, toute publicité dégrade ". Mais la narratrice d'ajouter :

" Ce qu'elle exige, Diane, c'est que seul un regard sacré, un regard d'amour, se pose sur la nudité, et silence ! " C'était peut-être aussi ce désir-là que poursuivait sans relâche et sans jamais l'atteindre, la très talentueuse photographe américaine Christina Woodman, qui se suicida, à l'âge de 22 ans, le 19 janvier 1981. Œil miroir déformant - qui ne donne à voir que ce qu'il veut - le regard n'est-il pas ce capteur d'images qui déjoue notre attente brouille nos perceptions invente notre désir ?

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


Christine Spianti, Soleil sur fond bleu par Angèle Paoli

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