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Jean-Pierre Chambon, Tout venant par Sylvie Fabre G.

Publié le 19 janvier 2015 par Angèle Paoli
" ...s'élancer en confiance
dans l'air
qui porte la lumière et les voix "

L e monde est toujours cet insaisissable que nous tentons de déchiffrer par l'aiguisement de tous les sens, la force de la pensée et de l'imagination, le don du langage, mais nous savons que nous ne parviendrons qu'à en avoir une connaissance limitée et que le secret qu'il contient nous demeurera en partie scellé comme nous est en partie scellé celui des vivants et des morts qui l'habitent. Quelle parole alors peut s'exercer à éclaircir l'opacité ou " à creuser encore dans l'obscur ", tout en espérant parler " une langue transparente... / qui nous ferait traverser le miroir / et dirait enfin le secret des choses " et " le mystère des êtres " ? Peut-être celle du poète dont " le projet prodigieux ", écrit Jean-Pierre Chambon, est " à partir de l'inaliénable singulier / éveiller des voix inouïes / qui donneront pouvoir / de parler au pluriel ". Et c'est bien ce que lui-même réussit dans son dernier recueil, Tout venant, paru à l'automne 2014 aux éditions Héros-Limite.

En une suite de poèmes courts, étonnamment profonds dans leur légèreté, le poète nous offre des instants de vie comme arrachés à la cécité ou à l'indifférence habituelle, bribes emmêlées de quotidien et de rêve, effleurements sensibles et verbaux de choses, de bêtes et de gens dont les gestes, les pensées et les sentiments, comme dérobés à la fuite du temps, sont rendus à une lumière. Nous invitant ainsi à ouvrir avec lui les yeux et les mots sur la réalité et ce qui la peuple, il nous en fait saisir finement les éclats précieux et éphémères, à travers par exemple l'évocation d'un arbre au printemps : " Le vieux cerisier au fond du jardin / a atteint aujourd'hui même / le degré extrême de la blancheur / attestant à nouveau l'oracle / énoncé par l'ermite zen Ryôkan / le monde / est devenu / un cerisier en fleurs ", ou encore celle, récurrente et identificatrice dans sa poésie, d'un oiseau, le corbeau qui " soudain / apostrophe l'univers de sa voix gutturale / puis " qui " s'envole " et que " le ciel efface " pour enfin laisser place au " silence " qui " résorbe la plaie du temps ". Le regard de Jean-Pierre Chambon sur les règnes minéral, végétal, animal ou humain est d'abord attentif, souvent interrogatif mais toujours humble. Il attrape ensemble leur beauté rayonnante et leur obscurité, leurs fragilités et leurs souffrances. Passant, il ne prétend pas à l'interprétation définitive, il contemple surtout et écrit, espérant que le poème qui est " chance et patience " lèvera un voile, nous fera accéder à l'essentiel, car au cœur de sa toile n'a-t-il pas le pouvoir de retenir " ce qui viendra s'y prendre " et de tisser " le frêle réseau " qui nous réunit dans " la pénombre et le vent " ? Le peuplier qui époussète ses chaussures " du plumeau de son ombre ", la femme dans la cuisine qui " renifle ses larmes en épluchant ses oignons / aux luisances de cuivre ", l'homme que l'ambulance emporte dans le noir et qui " regarde défiler / les lumières de la ville ", le poète ne nous donne pas les clefs de leur bienveillance, de leur chagrin ou de leur solitude mais il les capte avec humour ou compassion pour nous tendre un miroir et nous faire ressentir combien nous leur ressemblons, comme eux égarés " dans la forêt obscure " et pourtant avides de " miettes de lumière ", de joie et de lien.

Circulation entre le dehors et le dedans, surgissement, flottement, effacement, intermittences du jour et de la nuit, la vision émerveillée et mélancolique de la vie que nous livre Jean-Pierre Chambon dans ce recueil, si elle est concrète en son enracinement terrestre, n'en souligne pas moins combien nous ne sommes jamais entièrement au monde mais toujours un peu " à l'orée ", au seuil du vécu et du rêvé, aux frontières de la vie et de la mort. La quête du poète prend le chemin du vagabondage, du Tout venant. Son errance est celle des situations, des pensées, des sentiments. L'incertitude des réponses, le désir de l'envol, le savoir de l'intervalle le traversent de part en part. Les petites lucioles, témoignant des présences, sont " dans la vacillation ". Celui qui les consigne, avant qu'elles ne s'éteignent, est un " poète fantôme ", un exilé, un dormeur éveillé et ses pages, tout comme nos corps, sont voués " à la dispersion et à la poussière ". Il est significatif d'ailleurs que les thèmes du train et de la montagne, lieux de transformation permanente, comme celui des variations atmosphériques, soient très fréquents dans les poèmes. " Le monde extérieur / rincé à grande eau ", au soleil ou " à la lueur de la lune " conserve ses glissements, ses étrangetés et ses métamorphoses, nos âmes aussi. Les vers nous amènent de par leur rythme et la puissance des synesthésies, de par le jeu des contiguïtés et des juxtapositions vers un mélange des temps, des espaces et des éléments : " Entrevue comme derrière la vitre / d'un aquarium / d'une grotte sous-marine / une grappe de visages / au teint verdâtre / quasi cadavérique / baigne dans la lueur gluante / d'un téléviseur ". Le réel ainsi décrit a bien des aspects inquiétants, le chien prend " un faciès de poisson ", le pigeon se fait " moitié oiseau moitié enfant " et la mère pour l'enfant est " réduite par la fièvre / à des proportions lilliputiennes ". Jean-Pierre Chambon n'hésite pas à parler de " mondes parallèles " au cœur du nôtre ni à longer " la frontière de l'inexistence " quand " engagé épaule contre épaule avec la paroi " il " regarde le vide sans le voir ". Certains poèmes croisent des figures spectrales telles " des sapins encapuchonnées d'ombre [...] en une lente procession pénitentielle " ou " un infirmier flottant dans un kimono phosphorescent / de samouraï " qui tire " par les cheveux la tête ravinée / brûlante / d'Antonin Artaud / dont les lèvres continuaient à vociférer / des litanies d'imprécations ". Vivants et morts font partie d'une " chaîne immatérielle " que la mémoire, le songe et la poésie rendent soudain palpable.

Les 204 poèmes constituent pour moi une sorte de bréviaire où chacun peut trouver une nourriture sensible et méditative différente au fil des lectures et des jours. Le format du livre, et même l'illustration et la couleur de la couverture, qui jouent symboliquement sur la clôture et sur la ligne de fuite, sur le vide et sur le plein, nous y convient. Le glisser dans une poche, le poser sur un meuble, l'oublier et à un moment l'ouvrir ne peut manquer d'éclaircir notre quotidien. Car la parole de vie qui s'y entend prend en charge, je l'ai dit, l'amour et la douleur du monde, la conscience d'un mystère qui englobe tout. Elle est écrite à échelle d'hommes, d'animaux, d'éléments et de choses dont elle tente de rendre la diversité, voix et actes, bruits et couleurs. L'auteur n'oublie rien des limites de la langue, ni des injustices, des violences et de la finitude qu'elle ne peut guérir. Dans les poèmes, sous " le masque des mots ", se rencontrent pourtant le mendiant, la victime des guerres, le malade et le mort, tout comme les vivants plus heureux ou plus nantis du présent ou du passé. La poésie de Jean-Pierre Chambon ne prétend à nul message, mais elle fait du bien au lecteur par son attention à tout ce qui existe. En tressant la beauté de la nature et celle de l'art comme dans les tableaux de Bonnard évoqués dans un des premiers poèmes, elle nous rappelle le merci.

Car le monde ne tient peut-être que par ces gestes qui sauvent, et comme " une femme tend le secours d'une brindille / à un papillon empêtré / dans le reflet des nuages ", le poète nous tend le secours de ses mots pour nous rendre à nous-mêmes, à " la matière / flottante de nos vies imparfaites " et pourtant uniques, à leur vérité de pauvreté et de grandeur, " nœud du grand mystère " sur lequel se referme Tout venant.


Jean-Pierre Chambon, Tout venant   par Sylvie Fabre G.
Sylvie Fabre G.
D.R. Texte Sylvie Fabre G.

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