La décision de mes parents de partir en France au début de la guerre du Liban a été probablement celle qui aura le plus influencé notre vie, à mon frère et moi. Je ne sais pas s'ils ont regretté d'être partis en laissant derrière eux tant de liens affectifs et de ne pas s'être battus, même symboliquement, pour la défense de leur pays. Mais moi je ne les remercierai jamais assez de nous avoir préservés, de nous avoir offert la possibilité de vivre dans un pays en paix.
Je n'ai pas connu la guerre, j'ai eu cette chance, mais j'ai connu l'angoisse de perdre des personnes que j'aimais. J'ai aussi connu la peur des attentats quand j'allais voir ma famille à Beyrouth pour les vacances. Tu te promènes sur une place au soleil, tu manges un délicieux Kneffé. Tu croises des hommes, des femmes, des enfants souriants, décontractés, insouciants. Puis tu apprends qu'une bombe a explosé quelques jours après sur cette même place qui était si tranquille. Elle a fait une dizaine de victimes. Ca aurait pu être toi, ça aurait pu être ton frère ou ta grand-mère. Alors tu imagines que tu ne seras plus jamais serein. Tu ne pourras plus jamais te prélasser au soleil au Liban sans craindre qu'une bombe explose. Mais en fait si. On oublie et on continue à vivre.
J'ai toujours mesuré la chance d'habiter en France. J'ai désiré avoir la nationalité française, parce qu'il ne pouvait en être autrement. Je me sentais française, j'aimais ce pays, sa culture, son architecture, ses paysages, sa liberté, les Français (bon, pas tous, hein, il y a des cons comme partout). J'ai rencontré des gens qui m'ont considérée comme une étrangère, une Arabe, voire une terroriste. Et j'ai rencontré des amis géniaux qui me considéraient aussi (mais avec beaucoup d'affection) comme une étrangère, et ça je ne comprenais pas bien pourquoi. Puisque j'ai toujours vécu ici. Puisque ma place est ici.
Ma voisine, qui est une personne charmante, a appris un jour que j'étais originaire du Liban et que j'allais y retourner pour les prochaines vacances. Je me souviens, j'étais allongée sur un transat à bouquiner dans le jardin. Elle a ouvert sa fenêtre et m'a lancé : "Alors, tu pars bientôt ? Tu dois être contente de retourner chez toi !"
Je n'ai pas su quoi répondre. C'est comme si elle m'avait envoyé une baffe. Mais c'est chez moi, ici. Ca l'a toujours été.
Vous voyez, le problème est là aussi, dans le regard des autres.
J'ai la peau et les yeux très clairs, je n'ai aucun accent. Souvent on me prend pour une Anglaise à cause de mon prénom. Ca permet aux gens de sortir des phrases sur les "bougnoules", avec un air de connivence, comme si j'allais acquiescer.
Je me demande souvent comment j'aurais été perçue, si j'avais eu le teint plus mat et les yeux marrons. Et si j'avais été musulmane. Je ne dis pas que l'intégration est impossible, je dis juste qu'elle est beaucoup plus compliquée.
Après les attentats de Charlie Hebdo, je me suis sentie écœurée, puis extrêmement triste. Triste pour les victimes mais aussi triste parce que l'ennemi était intérieur. Un échec dans le système.
Et aujourd'hui quand je vois à l'étranger toutes ces manifestations de fanatiques contre Charlie, contre la France, contre notre République, contre toutes les valeurs que nous défendons, j'en ai la nausée.
J'ai juste envie de fuir, de me cacher dans un trou, je veux vivre tranquille, sans la crainte de perdre des proches. Mais je sais que la fuite ne servira à rien. L'heure est venue de se battre. Pas les armes à la main (on va laisser faire l'armée pour ça), mais avec les outils dont nous disposons et que nous avons trop délaissés dans certains quartiers : l'éducation, la culture, le dialogue, l'encadrement.
Notre combat est ici, maintenant.