À La Casona, ce dimanche 11 janvier. – S’agit-il d’un raz-de-marée de solidarité, ou d’un accès collectif de jobardise, d’un élan unanimiste visant à la défense sincère de la liberté d’expression, ou d’un emballement médiatico-politique ; d’une poussée de colère légitime contre l’obscurantisme et la terreur, ou d’un phénomène passager de grégarisme ; d’une saine réaction contre l’horreur ou d’un peu tout ça, qui a rassemblé aujourd’hui plusieurs milllions de Français, à Paris et dans les grandes villes de France ?
La vision de ce premier rang de politiciens de tout acabit, parmi lesquels Benjamin Netanyahou et son ennemi palestinien Mahmout Abbas, se la jouant CHARLIE sur la même ligne, m’est tout de suite apparue comme une mascarade, mais les litanies incantatoires de la télé française psalmodiaient l’Unité de la Nation et la France redevenue centre du monde, avec des odes au Chef de l’Etat et de la police d’une obscénité caricaturale - c’est le cas de dire, et les sceptique ne pouvaient que se sentir des traîtres à la « patrie ». Or, les braves gens n’auront pas manqué de compatir à la peine des proches des victimes, dont les policiers abattus par les tueurs, mais cette récupération si soudaine m’a semblé présager du plus mauvaise usage de cette tragédie, outrageusement comparée au 11 septembre par d’aucuns…
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Dernière vision parfaitement en phase avec la délirante loghorrée de ces derniers jours : six confrères et sœurs de la téloche espagnole, faiseurs d’opinions et autres spécialistes d’on ne sait quoi, réunis autour d’une table : tous parlant en même temps des événements de la semaine, de plus en plus fort et de plus en plus fébrilement, pour ne former finalement qu’une bouillie sonore – véritable charivari de jactance que notre Hermana Grande, stoïquement habituée au genre, appelle Le Poulailler…
À Saint-Jean-de-Luz, ce lundi 12 janvier. – Notre cher père aurait eu cent ans aujourd’hui. Or, me rappelant notre début de relation plus personnelle, confinant à l’amitié, nouée lors de notre séjour en Catalogne, en mai 1981, puis notre virée en Toscane, avant notre dernière journée avec toute la smala l’accompagnant du matin au soir jusqu’à son dernier souffle, jeme dis, trente-deux ans plus tard, que jamais il ne m’a vraiment quitté , au contraire, me restant comme une partie de moi que je préfère peut-être à toute autre, filtrant ce qu’il y avait en lui de foncièrement bon.
La douceur et la bonté sont assurément les qualités humaines qui me sont les plus chères, et notre père les incarnait à sa façon. D’où cela lui venait-il ? Etait-il essentiellement bon, ou l’est-il devenu par dégoût de la violence et de la vilenie, comme le donnent à penser les pages qu’il a rédigée à mon intention ? L’homme avait été blessé en son enfance, comme je l’ai été à ma façon. Ensuite il a beaucoup « pris sur lui », de la génération d’entre les deux guerres où le peuple et la classe moyenne, dans notre pays, peinaient à trouver un emploi quand ils n’étaient pas contraints à l’exil. Nos aïeux, de souche paysanne, ont suivi la filière internationale de l’hôtellerie. Nous ne serions pas là si nos grand-père, le Romand et l’Alémanique, ne s’étaient pas rencontrés en Egypte au début du siècle passé. Mon père eût aimé « faire architecte », mais les études coûtaient cher et son père, avant lui, était du genre résigné. Moi qui n’en ai jamais fait qu’à ma tête, je n’en ai aucun mérite, mais l’important est ailleurs : c’est ce legs de bonté.
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Dès notre arrivée à Saint-Jean-de-Luz, j’ai foncé à la librairie pour y acheter Soumission, dont j’ai entamé la lecture ce soir même en souriant illico à l’évocation assez carabinée des facultards, dont certains cuistres méchants m’en ont rappelé d’autres. Détail particulier : ce prof de littérature, spécialiste de Léon Bloy, dont le souci principal et toute conversation ramènent aux bruits de couloirs, rivalités et nominations, ragots d’alcôves et autres rumeurs des coulisses de la Sorbonne. C’est évidemment exagéré, mais la réalité n’exagère pas moins dans la République des pions, qui est aussi une Internationale documentée par Roberto Bolano dans La Partie des critique de 2666.
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En cas d’intoxication mentale, liée aux effets délétères de la logorrhée idéologique tous azimuts, le recours à la poésie s’impose. Ainsi, le cœur brandi, ces jours, des foules faisant assaut de vertu suave, appelle l’écho de Michaux :
« Ce cœur ne s’entend plus avec les cœurs ce cœur
ne reconnaît plus personne dans la foule des
cœurs
Des cœurs sont pleins de cris, de bruits,
de drapeaux
Ce cœur n’est pas à l’aise avec ces cœurs
Ce cœur se cache loin de ces cœurs
Ce cœur ne se plaît pas avec ces cœurs ».
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L’effervescence de ce dimanche de masse me rappelle la crise mimétique décrite par René Girard, avant le repérage de quel bouc émissaire ?
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À la télé, une journaliste aux ordres affirme gravement, tout en célébrant la grandeur retrouvée du pauvre François Hollande, déclaré soudain « homme d’Etat reconnu du monde entier », qu’il va s’agir maintenant de repérer et de « traiter » les non-CHARLIE. Du type boulotte de choc, Marie-Chantal de l’idiotie utile léchant les bottes du Pouvoir, cette dame au nom à particule préfigure, à l’instant même de célébrer l’Unité nationale, la traque des esprits libres assez prévisible dès ce soir.
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L’amorce de notre retour s’est bien passée, sur les autoroutes, à la lecture de Lumière morte de Michael Connelly, où le cher Hyeronimus Bosch, en première personne, se trouve en butte au Patriot Act d’après le 11 septembre, dans une histoire de terrorisme qui en cache une autre. L’autre jour, un ineffable penseur des médias osait parler de « notre 11 septembre » à propos des événements du 7 et 8 janvier derniers, mais de là à imaginer que CHARLIE fonde un nouvel Axe du Bien…
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L’hommage d’un écrivain à un pair m’a toujours ému, et je colle ainsi, sur un banc du quai faisant front au même océan que celui du Bordelais, un bon point à Philippe Sollers écrivant ceci en date du 25 août 2005 : « Quoi qu’il en soit, La Possibilité d’une île reste le meilleur roman de la rentrée, et voici un argument sentimental en faveur de l’auteur.
« Dans une curieuse déclaration, intitulée Mourir, Houellebecq fait cette poignante confidence. « Lorsque j’étais bébé, mamère ne m’a pas suffisammentbercé, caressé, cajolé ; elle n’a simplement pas été suffisamment tendre ; c’est tout et ça expolique le reste, et l’intégralité de ma personnalité à peu près, ses zones les plus douloureuses en tout cas. Aujourd’hui encore,lorsqu’une femnme refuse de me toucher, de me caresser, j’en éprouve une souffrance atroce, intolérable ; c’est un déchirement, un effondrement, c’est si effrayant que j’ai toujours préféré, plutôt que de prendre le risque, renoncer à toute tebtative de séduction… Je le sais maintenant : jusqu’à mamort, je resterai un tout petit enfant abandonné, hurlant de peur et de froid, affamé de caresses ».
Et Sollers de conclure, non sans une pointe de son cynisme railleur d’enfant gâté ou « à peu près » : « Quand je lis ça, que voulez-vous, je craque. Houellebecq a de l’argent, soit, mais l’argent ne fait pas le bonheur. J’ai un tempérament social : le malheur doit être récompensé, et le bonheur puni. Le Goncourt, donc, ou au moins le Femina s’il y a encore des entrailles de compassion en ce monde »…
Le mauvais esprit relèvera naturellement que le « bonheur puni » est celui que Sollers lui-même ne cessait de célébrer dans ses derniers livres. Mais les jurés des divers prix d’automne ne l’écoutèrent pas plus, cette année-là (à la fin de laquelle il publia Une vie divine, très belle célébration de Nietzsche) qu’ils ne consentirent à distinguer La possibilité d’une île du tout-venant saisonnier...