Magazine Journal intime

Amis lecteurs ou éditeurs… voici un extrait de “La mutation”…

Publié le 12 février 2015 par Sophie007

LA MUTATION
Partie I

1. Près de neuf cadres sur dix rêvent de quitter Paris et la région parisienne. Jean et moi étions le dixième cadre, autrement dit les derniers des Mohicans. Bien sûr, il nous arrivait de temps à autres de rêver d'une autre vie où les camions-poubelles ne nous réveilleraient pas à six heures quinze tous les matins et où il ne pleuvait pas trois cents jours par an. Mais dès que l'on quittait Paris plus de deux semaines, nous n'avions qu'une hâte : rentrer chez nous. Respirer le béton, se faufiler dans la foule, presser le pas, sauter dans les rames de métro, faisaient partie de notre quotidien, que nous aimions. Dans cette ville toujours en effervescence, nous étions au coeur d'un monde en pleine ébullition. Nous nous sentions vivants et conquérants. Aller ailleurs, c'était signer notre arrêt de mort. Nous n'avions même pas déménagé à la naissance de nos jumeaux car cela aurait signifié changer de quartier et cela, c'était hors de question. Chacun ses choix : nous préférions vivre dans soixante mètres carrés rue Daguerre plutôt que dans quatre-vingt dix ou cent mètres carrés en banlieue proche. Jean était à vingt minutes du boulot, et Emma, ma meilleure amie, habitait à sept minutes à pied.

Aussi, lorsque Jean découvrit qu'un poste d'ingénieur "système réseau" spécialisé sur la cryptographie quantique (sic) et bilingue se libérait en interne en PACA, nous fîmes profondément contrariés. C'était ni plus, ni moins, le poste de ses rêves. Celui qui donnait sens à tout.
- Et que comptes-tu faire ? demandai-je à Jean.
- Je n'en sais fichtrement rien.
- Ben, postule, et tu verras bien. De toutes façons, tu ne seras probablement pas le seul à postuler.
- Le problème est que je crains que "si", justement car parmi les spécialistes Français de la cryptographie, je suis le seul à être parfaitement bilingue. Et si je ne postule pas, je ne suis pas sûr de m'en remettre un jour.
- Alors, postule !
- Tu plaisantes ? T'as envie d'aller t'enterrer en province, toi ?
- Alors ne postule pas.
- Impossible, tu sais bien.
- Alors on fait quoi ?
- J'en sais rien !
- Bon, eh bien, nous voilà bien, répondis-je le plus zen possible.

Jean est mon mari. C'est l'être le plus génial et le plus réfléchi que je connaisse, mais aussi le plus indécis. Qui ne supporte pas qu'on lui dise ce qu'il doit faire mais qui supporte encore moins que l'on ne lui dise rien. Il faut que l'idée mûrisse, dit-il souvent. J'ai donc appris à attendre, condition sine qua non de notre entente.
Si on m'avait dit, lorsque nous nous sommes rencontrés, que l'on se marierait, que l'on aurait des enfants ensemble et que nous serions heureux, je pense que j'aurais ri. J'aurais ri, car ni lui, ni moi ne correspondions aux critères que nous avions alors. Jean est grand (1m95), a des cheveux et des sourcils bruns indisciplinés, porte la barbe dite des trois jours, a les yeux noirs, il est assez velu, alors que mon type d'homme est plutôt de taille moyenne, blond aux yeux à la peau très clairs, et presque imberbe. De son côté, il me rêvait brune aux yeux noisettes, frisée et avec des petits seins. Le contraire de ce que je suis donc puisque j'ai les cheveux raides et très blonds, les yeux verts caca d'oie, la peau presque diaphane et que mes seins proportionnellement à ma taille sont assez volumineux (un bon 95 C pour 1m 62). Mais la différence ne s'arrête pas là et a priori nous n'avions pas grand chose en commun. Lui était un ingénieur en informatique réseau qui ne décrochait de son ordinateur que pour aller se ravitailler en livres d'Heroïc Fantasy dont il est friand, ou pour aller jouer aux jeux de rôles avec ses amis d'enfance qui habitaient tous, plus ou moins, à moins de vingt minutes à pied, tandis que j'étais journaliste spécialisée dans le tourisme, et par conséquent souvent en vadrouille. Enfin, il déteste tout ce qui est mondain tandis que je ne rate jamais une occasion d'aller dans un cocktail ou n'importe quelle réception. Je pensais d'ailleurs que cela aurait été lors d'un voyage ou d'une de ces réceptions que j'aurai rencontré l'élu de mon coeur. Je n'aurais pu imaginer qu'il soit ... mon voisin de palier. Nous nous croisions parfois et nous nous saluions poliment mais sans plus. Son allure de geek attardé et la musique qu'il écoutait et que j'entendais parfois à travers les murs ne m'invitaient pas à vouloir faire plus ample connaissance. Jusqu'au jour où la voisine qui venait arroser mes plantes et nourrir mon chat Rasta lorsque j'étais absente déménagea rive droite. A ma grande surprise, lorsque je lui demandai s'il pouvait occasionnellement me rendre ces petits services, il accepta aussitôt. Impossible pour lui de refuser un service, m'avait-il confié plus tard, car son cerveau confondait aisément "service" avec "ordre". C'était une sorte de bug. En guise de remerciements, je lui ramenais toujours un petit quelque chose de mes voyages et lui proposais de venir boire un punch. Au début, il m'agaçait à toujours ponctuer ses phrases de citations, proverbes ou adages. Puis je passai outre : je découvris alors que ce type au look totalement décalé était en fait un homme incroyablement intelligent, drôle et profond. Et qu'avec une bonne coupe de cheveux, une épilation des sourcils et des vêtements plus seyants, il n'était pas mal. Pas mal du tout même. Je ne comprenais pas trop ce sur quoi il travaillait vraiment mais une chose est sûre : il était passionné et incollable sur le fonctionnement des moteurs de recherche ou par le dernier gadget technologique sur le marché. Nos conversations duraient parfois jusqu'au petit matin, et chose étrange : je ne m'en lassais pas. Les autres hommes que je rencontrais dans ma vie professionnelle ou à des soirées me paraissaient, du coup, bien fades par rapport à lui. Ainsi, lorsque le trois-pièces s'est libéré au deuxième étage, nous n'avons pas hésité une seconde à nous installer ensemble. Je donnai donc mon préavis et Jean, qui était propriétaire de son studio, mit son studio en vente. Cela faisait à peine trois mois que nous nous fréquentions mais l'occasion était trop belle pour ne pas la saisir au vol. Notre cohabitation se passait à merveille et étant encore ensemble et heureux de l'être après une dizaine d'années, nous nous sommes mariés à la mairie du quatorzième, un mois après avoir pu acheter l'appartement que nous louions ... et deux mois après que mon gynécologue nous eut confirmé que nous allions être les heureux parents de jumeaux. En plus d'être mon mari, Jean est donc le père de mes enfants. Il est aussi celui qui m'a permis de prendre mon envol professionnel, et mon plus fidèle confident.

- Et toi, tu as envie d'aller dans le Sud ? me demanda Emma, ma meilleure amie.
- Je ne sais pas, lui dis-je. J'aime beaucoup la Provence, mais de là à y vivre toute l'année... Je sais à peine reconnaitre un figuier d'un olivier et je blague à peine ! Non, les deux problèmes pour moi sont 1. je n'ai pas envie de te quitter toi et Paris, et 2. mon congé parental s'arrête en septembre et je suis censée retourner au journal d'ici là. Or, si Jean est muté, je devrais démissionner. Ce serait fou. Mais bon, rien n'est joué, ajoutai-je, Jean n'a pas encore postulé, ce n'est pas encore le moment de faire des plans sur la comète !
- Ce qui serait fou, ce serait plutôt qu'il ne postule pas. Et d'après ce que j'ai compris, ça dépend de lui, donc de toi aussi. À toi de voir si tu préfères avoir un mari frustré professionnellement dans votre trois pièces avec les twins qui te reprocheront forcément un jour de n'être jamais là et qui t'en feront voir de toutes les couleurs, ou si tu préfères continuer à les élever dans une petite maison en Provence où ton cher mari sera le plus épanoui des hommes.
- Bon, c'est sûr, répondis-je, vu sous cet angle, c'est tout vu...
- Bien sûr que c'est tout vu ! répliqua-t-elle. Si mon homme avait l'opportunité de bosser en Provence, crois-moi que je n'hésiterai pas une seule seconde. Paris est devenue une ville de dingues où il flotte tout le temps et - excuse du peu - mais je te vois mal bourlinguer comme avant.
- Oui, moi aussi, acquiesçai-je.

C'était facile pour elle, pensais-je. Nous nous étions rencontrées une quinzaine d'années plus tôt dans le train Paris-Bruxelles alors que nous étions encore étudiantes, et sa vie semblait déjà toute tracée : elle se marierait avec son petit ami et aurait au moins trois ou quatre enfants. Elle avait déjà des idées de prénoms pour ses futurs enfants, ce qui est peu dire. En attendant, elle étudiait à Dauphine, et faisait la fête tout en excellant dans ses études. À part le fait de se ressembler un peu physiquement (sauf qu'elle a des seins normaux), tout nous opposait et je n'avais pas hésité à lui expliquer que de mon côté, je n'étais pas sûre de vouloir me marier et encore moins avoir des enfants. Elle avait ouvert grands les yeux lorsque je lui avait confié que je venais de rompre avec mon petit ami dont j'étais toujours amoureuse et avec lequel j'étais depuis deux ans et demi, tout simplement parce qu'il voulait accélérer les choses, et que non seulement je ne me sentais pas prête mais qu'en plus, je n'étais pas sûre de vouloir l'être un jour. Notre amitié naissante aurait pu avorter dans l'oeuf lorsque je lui exposai dans la foulée que le plan mariage-bébés-maison-chien n'était que médiocrité à mes yeux, et qu'en aucun cas ce "plan" ne devait être une finalité. Mais il faut croire que ce fut le contraire qui se passa car de ces idées diamétralement opposées surgissaient des débats qui, au lieu de nous diviser, consolidaient au contraire notre amitié. Elle ne s'offusqua pas. J'étais aussi extra-terrestre à ses yeux qu'elle l'était aux miens, et elle était devenue au fil des années un peu comme la soeur que je n'avais jamais eue : d'une certaine manière elle taillait la route. Comme elle le souhaitait du plus profond de son être, elle s'était mariée avant d'être une Catherinette, avait eu son premier enfant à 26 ans et demi et avait totalement arrêté de travailler dès l'annonce de sa première grossesse. Elle me souhaitait et me prédisait la même chose pour moi et s'abstint de me dire "je te l'avais bien dit" lorsque effectivement quelques années plus tard, j'étais mariée, deux fois mère et même propriétaire de mon logement.

Sans surprise de sa part, elle m'encouragea très fortement de prendre -au moins- un congé parental à la naissance des twins. Tu verras, m'avait-elle dit, tu seras plus qu'occupée et tellement claquée que tu auras l'impression qu'il ne te reste que deux neurones, mais une fois que les deux têtards feront leur nuit, tu te délecteras à les voir grandir jour après jour. J'hésitais. Pour une nana comme moi qui n'avait jamais été une femme d'intérieur, qui n'y connaissait rien aux bébés, et qui tenait à rester indépendante, c'était un choix difficile, mais finalement un choix que je n'avais jamais regretté. Jean non plus d'ailleurs. Il me disait souvent à quel point il était rassuré de savoir que les twins étaient toujours avec moi et non pas ballottés à droite ou à gauche comme des sacs de patates. Il était sincèrement désolé de me voir accomplir toutes ces tâches ingrates et répétitives tandis que lui pouvait se concentrer sur son travail, et me remerciait. Je le remerciais alors de son soutien. Un soutien extrêmement précieux à mes yeux : celui même dont ma mère n'avait pas bénéficié lorsque j'étais enfant, elle qui était partie à l'âge prématuré de 46 ans, elle qui m'avait inculqué la valeur du travail, avec cette amertume qu'ont si souvent les gens sur leur lit de mort : être passé à côté des gens qu'on aime. Mais c'était trop tard, impossible de faire machine arrière. Il fallait y penser avant. Le pire était ce sentiment de culpabilité que rien ne pouvait apaiser. "Heureusement, ton pédiatre a su interpréter tes cauchemars, répétait-elle. Moi, je n'ai rien vu, cette fille n'avait pas l'air très fut fut mais de là à l'imaginer qu'elle t'enfermait à double-tour dans le cellier dès que je partais pour aller faire les boutiques et qu'elle te frappait dès que tu pleurais... Je ne me le pardonnerai jamais", m'avait-elle dit en pleurant et en me serrant le bras si fort que j'en avais presque mal. J'essayais de la rassurer, lui disant qu'elle ne pouvait pas deviner, qu'elle n'y était pour rien et que je ne lui en voulais pas. C'était juste la faute à pas de chance si cette nounou était une voyou. Elle avait souri puis s'était à jamais endormie quelques jours plus tard.

À son enterrement, je m'étais intimement engagée à ne pas commettre les mêmes erreurs, mais il s'en était fallu de peu pour que je ne répète le schéma familial. Les années avaient passé et mes souvenirs devenaient de plus en plus flous. Je ne me souvenais même plus du son de sa voix, et je m'étais ruée, tête la première, dans les études. Ma réussite scolaire prouvait que je m'en étais finalement bien sortie. J'en avais même oublié cette histoire de nounou qui soit-dit en passant, avait fini quelques années plus tard en hôpital psychiatrique.
Bref. Tout ça pour dire que quand mon rédacteur en chef m'avait proposé - alors que je venais tout juste d'apprendre que j'étais enceinte - le poste de Grand Reporter, sans les hurlements d'Emma, je pense bien que j'aurai accepté. Universitaire à la base, j'étais devenue journaliste un peu par hasard et je commençais seulement à me faire un nom. Mon travail acharné avait porté ses fruits puisque, après des années de piges et de galère, j'avais réussi à être enfin salariée et encartée (le graal des journalistes). J'avais même écrit deux recueils de reportages qui avaient été publiés. Je ne pouvais pas m'arrêter là, juste parce que j'avais deux minuscules embryons dans l'utérus, si ? Si, m'avait formellement répondu mon gynécologue. Surtout à 36 ans.

Dieu merci, mon rédacteur en chef se montra très compréhensif. Je n'ai guère eu besoin de lui annoncer que j'étais enceinte : il ne m'avait jamais vue aussi pâle et lorsqu'il s'aperçut que je m'étais éclipsée pour aller vomir l'intégralité du déjeuner, il avait deviné. Pas la peine de lui faire un dessin, avait-il ricané, sa femme aussi était malade comme un chien lors de ses grossesses et il avait appris à identifier tous les signes "sympathiques" de grossesses. En revanche, il me demandait de lui signaler le plus vite possible si je comptais ou non prendre un congé parental. Te remplacer ne sera pas facile, avait-il dit, mais, ajoutait-t-il, plus vite tu me donneras ta réponse, mieux ça sera. Je ne sus que répondre, mais promis de lui donner une réponse dans la semaine.
Une semaine pour sortir de l'impasse dans laquelle j'étais et où je ne savais même pas de quoi j'avais le plus peur : trahir sa confiance ou faire une fausse-couche ? Continuer à bosser ou à arrêter ? J'avais du mal à réfléchir et à me concentrer : mes seins commençaient sérieusement à gonfler, j'avais la gerbe au bec du matin au soir, et très mal au ventre. Mon corps était en train de se transformer, et ma seule préoccupation du moment était de m'assurer que je ne perdais pas de sang, et que je n'avalais rien qui risque de compromettre la bonne évolution de la grossesse. Dire que je m'étais gentiment moquée d'Emma qui, lors de sa dernière grossesse, s'était affolée de sentir ses seins se dégonfler ! Je n'étais guère mieux. J'étais à peine enceinte que déjà mon nombril devenait la chose la plus passionnante de ma vie. Je m'endormais le soir à côté des divers guides concernant la maternité qui trônaient désormais sur ma table de chevet, et en réfléchissant aux prénoms que j'aimais bien. Un nouvel objectif dans la vie se définissait petit à petit : celui d'être une bonne mère, ou du moins être une mère "suffisamment bonne". Pouvais-je être une bonne mère tout en continuant de vadrouiller ? Comment faire confiance à d'illustres inconnus ? Je savais l'importance de la présence de la mère pendant la petite enfance : tout comme Jean, j'en avais expérimenté l'absence et en avais fait les frais. Je n'avais plus l'insouciance de mes vingt ans.
J'avais une revanche à prendre. Mais fallait-il pour autant renoncer à faire ce que j'aimais le plus faire dans la vie ? Fallait-il me résoudre à une vie sédentaire alors que, comme disait mon père, j'avais toujours eu un pied dedans et l'autre dehors, prêt à partir ? Pourquoi fallait faire un choix ? Et pourquoi si vite ?

J'aurai aimé que Jean, pour une fois, décide pour moi. Il n'en fit rien bien sûr, du moins en surface.
- Je comprends qu'il te mette la pression, me dit-il, mais selon la loi, tu as encore du temps devant toi. Et si tu voyais ça après la naissance ?
- Après la naissance ? A Paris, si tu veux avoir la certitude d'accoucher en maternité, il faut presque s'inscrire au moment de l'ovulation ! Par curiosité, je suis allée à la mairie pour me renseigner sur l'inscription en crèche. La fille à l'accueil m'a demandé si j'étais en couple, si tu travaillais, le montant de nos revenus, etc puis a rigolé en me disant que je perdais mon temps car on avait absolument zéro chance d'avoir une place. Zéro.
- Bon, ben t'as ta réponse alors. Crèche : exclu, nounou : exclu, famille : exclu ... reste donc...
- Ouais, le congé parental...
- C'est pas plus mal, répondit-il
- Mais il ne faut pas être vénal, répondis-je pour la rime. Là, ajoutai-je, tu es supposé me répondre en finissant par "al".
- Ok. Je dis donc que ce n'est pas le point le plus crucial !
- Super. J'ai ton aval donc ?
- Mon aval verbal et total !
- Ok mon amiral, je vais annoncer ça au journal... conclus-je, ravie.

J'appelai donc mon rédac'chef pour lui dire qu'il était très probable que je prenne un congé parental, mais que je lui confirmerais ça plus tard. Sans rentrer dans les détails de ma petite vie, je lui expliquai que mon corps et mon cerveau étaient en train de muter. Autrement dit que c'était sûrement la plus sage des décisions.
- Je confirme, m'avait-il gaiement répondu : quand ma femme a accouché, son cerveau est devenu un troisième sein, incapable de penser au delà de la prochaine montée de lait ! De peur de perdre son job, elle n'avait pas voulu s'arrêter de bosser, avait-il ajouté, mais - comme elle le disait- ses priorités avaient changé et elle avait l'impression de tout faire mal ... Le journal est sur la sellette, dit-il alors, reprenant sa casquette de rédac' chef, et on ne peut pas se permettre de ... enfin, tu vois ce que je veux dire...
- Je vois... répondis-je.
Voyant surtout qu'il me considérait presque comme une Has Been, je lui promettais alors de l'appeler quasiment toutes les semaines, et de rejoindre l'équipe pour le déjeuner au moins une fois par mois, histoire de me tenir au courant de ce qui se passait au journal, et de me rappeler à mon bon souvenir. Je donnais volontiers des tuyaux à celle qui me remplaçait -diplômée d'une école de journalisme, à peine trente ans, très compétente- et qui bien sûr aurait aimé prolonger son expérience au journal. Elle me disait que le seul regret qu'elle n'aurait pas en quittant la rédaction était de ne plus avoir avoir à côtoyer cette teigne de secrétaire de rédaction dont le plus grand plaisir consistait à saboter les papiers des journalistes qu'elle enviait. Nous en riions ensemble. Cela nous faisait aussi oublier l'avenir sombre de la presse que l'on nous promettait avec l'arrivée des nouvelles technologies. Le journal risquait même d'être vendu à un grand groupe de presse, plus rentable. La fin d'une époque donc à laquelle tout le monde se raccrochait du mieux qu'il pouvait. Se reconvertir dans la presse web, apprendre l'écriture web, être productif... De toute évidence, le métier changeait et toute la profession en était bouleversée. Je l'étais aussi, mais, happée par les joies et peines de la vie quotidienne, je m'en étais peu à peu détachée. Classique, je sais. Je me demandais parfois comment j'avais fait pour m'investir autant dans ce qui m'apparaissait aujourd'hui comme si futile. Il me semblait que mes collègues devenaient de plus en plus stressés et inquiets. Je me demandais aussi ce qui les poussait tous à vivre à trois cents à l'heure. La même chose que moi, certainement. Avant. Avant d'avoir les jumeaux. Avant de découvrir - désolée, ca fait très lieu commun mais c'est vrai- que le voyage le plus important que j'avais fait était celui que j'avais fait grâce à l'arrivée des twins dans mon corps puis dans ma vie. Bref, il fallait donc m'y résoudre : je n'avais plus le feu sacré, et je n'étais pas sûre de vouloir le retrouver. Voyager ne me faisait plus rêver. Le tourisme de masse avait fait des ravages dont je me sentais parfois quelque peu responsable. Je craignais de ne plus m'investir à fond dans mon travail et de rechigner un jour à faire ne serait-ce qu'un saut d'un jour ou deux en Croatie parce que le petit ou la petite avait l'air patraque ou parce que mon beau-père avait fait une rechute de son cancer de la prostate. Or, l'intérêt même de ce job était justement d'être mobile, curieux et disponible. Pas de rester assise derrière un écran du lundi 9 heures au vendredi 17h. A moins d'aimer ça, ce qui n'était pas mon cas.

Ma remplaçante, elle, méritait ce poste, et eut du mal à cacher sa joie lorsque je lui annonçai que je prolongeais l'aventure maternelle le temps que les twins entrent en CP, et que la santé de mon beau-père se stabilise. Si j'avais eu la carrure de ces carrière-women qui parviennent bon gré, mal gré, à jongler entre leur boulot, la femme de ménage, les nounous, les baby-sitters, et leur mari, cela ne m'aurait pas posé de problème. Mais je ne l'avais pas, c'est comme ça : je n'étais capable de faire qu'une seule chose bien à la fois, j'avais dû mal à accorder ma confiance et j'avais toujours détesté déléguer. Il m'a toujours semblé plus simple et plus efficace de tout gérer moi-même car déléguer signifie concrètement 1. savoir, et pouvoir, faire confiance à une nounou quand on ignore tout de sa vie et de son état mental ; 2. savoir expliquer le plus précisément possible ce que l'on attend de cette personne ; et 3. gérer toute la paperasse administrative inhérente. Et là, c'était trop me demander. Rien que pour ça, je n'avais aucun regret d'avoir fait cette pause professionnelle.

Ce que venait de dire Emma me sembla soudain très juste. D'une évidence insolente. Certes, mon envie de retourner au journal avait, lentement mais sûrement, recommencé à me démanger au fur et à mesure que les enfants grandissaient, mais vouloir y retourner était fou. Carte de presse ou pas, salariée ou pas, c'était fou. Fou de compromettre la carrière de Jean qui pouvait atteindre son apogée, fou de continuer à penser que nous pouvions vivre comme avant les enfants, et fou de croire qu'on pouvait donner la vie sans donner sa vie. Fou enfin, d'avoir si peur de quitter Paris. C'est vrai qu'il flottait tout le temps, et que notre trois pièces était exigu pour quatre. Nous avions le luxe de pouvoir vivre un moment avec un simple salaire. Comparé à celui de Jean, le mien n'apportait en fait que du beurre dans les épinards. Jean devait demander sa mutation. C'était une certitude. Mon père n'avait pas besoin de moi. Il avait refait sa vie avec une femme acariâtre qui ne nous supportait pas plus de cinq minutes d'affilée, et il avait choisi son camp. Nos décisions ne devaient jamais être motivés par la peur, avais-je retenu de mes lectures. Il était urgent de mettre ce leitmotiv en application.
- Tu es sûre ? me demanda-t-il, en rentrant le soir de cette révélation.
- Oui, j'ai rarement été aussi sûre. Sûre de chez sûre, même. Ce job est pour toi, tu le sais. Si tu ne le prends pas, tu le regretteras toute ta vie.
- Aïe, répondit-il.
- Pourquoi Aïe ?
- Parce que je n'aime pas quand tu parles comme ça. J'ai l'impression d'entendre ma soeur.
- Dois-je le prendre comme une insulte ou comme un compliment ?
- Ah, Ah se contenta-t-il de dire. Tu sais très bien ce que je veux dire.
- Passons. Et sinon, tu as une idée de la date butoir à laquelle il faut postuler ?
- Oui, demain 19 h.
- Et tu vas faire quoi ? lui demandais-je.
- Je ne sais pas. Faut que je voie ça de plus près. Que ça mûrisse encore un peu.

2. La nuit portant conseil, Jean avait finalement postulé et sans surprise, décrocha le poste. D'aucuns auraient été heureux et auraient sabré le champagne. Nous ne bûmes même pas un punch pour célébrer ça, et j'ai vraiment cru que c'était la fin de notre couple. Jean m'affirmait qu'il avait postulé dans l'espoir que la mutation soit refusée. Ainsi, expliquait-il le plus sérieusement du monde, tout le monde aurait été content : "Tu n'aurais pas pu me reprocher de ne pas avoir postulé, mais on serait resté à Paris".
- Et on dit que les femmes sont compliquées, mais t'es pas mal aussi dans ton genre, lui avais-je rétorqué en colère. Tu m'as bassiné des années avec ce poste, et maintenant que tu l'as, tu fais la tête ? Si tu veux mon avis, on dirait un sale gosse trop gâté. Fin de la conversation. Et ne me dis pas que tu l'as fait pour moi, car tu m'as à peine demandé mon avis.
- Si je ne peux plus m'exprimer dans cette maison, je peux m'en aller si tu veux.
- Tout de suite les grands mots, facile ! Je te rappelle que je suis sur le point de donner ma démission et que l'on ne va pas à Tombouctou non plus. Les gens échangeraient n'importe quoi pour être à ta place.
- Oui, mais on n'est pas les gens, justement. Je dis juste qu'on fait une connerie.
- Prétentieux, bien sûr qu'on est les gens ! Enfin, peut-être pas toi, mais moi oui, monsieur le Docteur, répliquai-je.
- En tous cas, ne dis pas le contraire, c'est toi qui as envie de quitter Paris, pas moi ! J'aime cette ville. J'y suis né, j'y ai grandi, j'y ai mes amis, un bon job, et j'y suis très heureux ! Les enfants vont grandir. Fallait juste qu'on soit un peu plus patient, c'est tout. On s'est précipité. C'est tout ce que j'ai à dire.
- Peut-être que ta vie n'a pas beaucoup changé depuis l'arrivée des twins, mais la mienne, elle a beaucoup changé. Et au cas où tu ne l'as pas remarqué, Paris aussi a changé. C'est la ville des amoureux, pas de ceux qui se promènent en poussette-double ou de ceux qui ont le malheur de vouloir se reproduire. Je faisais donc exactement comme tu dis : j'attendais que les enfants grandissent. Et puis je te rappelle, que c'est pas du tout le sujet de la conversation. Tu vas à Aix parce que le job de tes rêves est là-bas !
- Tu ?
- Oui, Tu. C'est toi qui as été muté, pas moi. Je vais donc réfléchir, tranquillement comme tu viens de me le suggérer, sur le fait de donner ou non ma démission. Car moi, vois-tu, moi aussi j'aime Paris à la folie et si on part, je quitte tout, et notamment ce job auquel je tiens moi aussi. Je n'ai pas de job qui m'attend à Aix-en-Provence, moi ! Sur ces bonnes paroles, je te salue, toi et ta soeur.
- Mais qu'est-ce qu'elle vient faire là ma soeur ?
- Salut, je te dis, Je vais marcher, réfléchir à tout ça. Le problème est que j'ignore le temps que ça va prendre. Il faut que ça mûrisse, tu vois. Mes amitiés à Fanny.

Juste le temps de prendre mes clés, un parapluie-pocket, mon porte-feuille et mon passeport, et ça y était, j'avais quitté l'appartement. Pas pour de bon, bien sûr. Juste le temps de réfléchir et de me calmer. Jean avait poussé le bouchon un peu trop loin. Je ne savais pas où j'allais mais tant pis.

Je serai probablement rentrée deux heures plus tard, le temps qu'il appelle sa soeur, et qu'il se calme. C'était toujours ce qu'il faisait lorsqu'il avait un souci, un doute, ou une question. Il avait besoin de son aval, et elle le savait. Elle en profitait. Elle le connaissait sur le bout des doigts, disait-elle. Je n'étais pour elle, qu'une copine de passage avec qui ça durait depuis un peu plus longtemps que les autres. Elle ignorait qu'au bout d'une demi-heure de conversation musclée avec elle, il n'avait qu'une envie : raccrocher et me prendre dans ses bras.

Je ne rentrai pas à la maison deux heures plus tard. Je continuais à pester à l'intérieur de moi et Jean en prenait pour son grade. Ingrat, immature, égoïste, inconscient, peureux, minable, et j'en passe. J'étais encore en train de ruminer lorsque j'avais rencontré Alex, son collègue devenu ami, deux rues plus loin. Il m'annonçait qu'il divorçait. Depuis la naissance de leur Jeanne, leur vie "était devenue un enfer", et il avait rencontré une jeune femme qui savait le consoler. Scénario d'une banalité déconcertante, pensais-je en l'écoutant. J'étais néanmoins à l'écoute de ce qu'il disait. Je n'en perdais pas une miette. Je ne retenais pourtant qu'une chose : si Alex avait été capable de tout bazarder pour une midinette, alors Jean aussi en serait capable. J'étais affligée, anéantie. La plupart des couples que nous connaissions se séparaient, se déchiraient, et je ne sentais pas notre couple plus fort que les leurs. Nous nous aimions, certes, mais il fallait se rendre à l'évidence : l'amour ne suffisait pas. Ce serait trop facile. Le problème était que Jean n'était pas seulement mon amoureux, il était aussi, avec les twins, la seule famille que j'avais sur terre. Une petite famille riquiqui mais une famille unie à laquelle je tenais plus que tout.

J'avais besoin de marcher, d'errer dans les rues de Paris, et de réfléchir. Sur les quais de la Seine, des amoureux se tenaient tendrement la main, ou s'embrassaient à gorge déployée. Cela me rappelait le temps où Jean et moi, allions dévaliser les bouquinistes avant de trouver un petit endroit calme pour consulter nos trésors juste acquis et regarder passer les péniches de touristes. Un temps qui n'était pas si loin, finalement. J'arrivais devant le Paradis du Fruit, un de nos restos préférés où -eu égard à mon estomac fragile- Jean m'emmenait systématiquement dès que je rentrais de voyage. Il aimait que je lui raconte des anecdotes et lui fasse un récit détaillé de mes pérégrinations. Un peu jaloux sur les bords, il attendait aussi que je lui fasse part de toutes mes rencontres masculines.
- Tu me fatigues, lui avais-je dit une fois, je suis journaliste donc je rencontre plein de gens qui se montrent sous leur meilleur jour, c'est normal.
- Je sais, m'avait-il répondu, mais je suis un homme et je peux t'assurer que les hommes ont souvent des idées derrière la tête...
- Tu avoues alors !
- J'avoue quoi ? Que j'ai parfois des idées derrière la tête, autrement dit que je suis un homme ? Oui, alors j'avoue !
- Au passage, tu as dit "souvent". "Ont souvent des idées derrière la tête". Et "souvent" c'est pas la même chose que "parfois". Bon, passons. Avoue aussi que tu es jaloux !
- C'est normal, non ? ce qui n'est pas normal est de ne pas l'être du tout, même d'un chouïa.
- Tu me reproches de ne pas l'être ?, répondis-je.
- Oui, enfin non. Je ne sais pas. Parfois, oui.
- Parfois ou souvent ?
- Parfois.

Depuis cette conversation, et dès qu'il me parlait d'une autre femme, je faisais donc semblant d'être jalouse. Jean n'était pas dupe mais ce petit jeu avait le mérite de nous nous amuser et il pouvait durer un certain moment. Je n'arrêtais que lorsqu'il se disait vaincu, et content que "finalement" je ne sois pas ce genre de femme. Ce petit jeu avait néanmoins un travers : depuis que nous y jouions, Jean osait moins me questionner sur mes rencontres, ou du moins il ne le faisait plus d'une manière si directe. Or, tant que cela ne virait pas à l'inquisition ou au psychodrame, j'aimais quand même voir cette petite pointe de jalousie dans son regard et le léger tremblement de sa voix qui me montraient qu'il tenait à moi autant que je tenais à lui. J'avais beau ne pas être d'une nature jalouse, je n'en étais pas moins persuadée qu'en matière d'amour, rien n'était jamais acquis, et qu'il fallait sans cesse se donner les moyens pour réussir à construire une relation aussi solide qu'un roc. Rien ne m'obligeait à le suivre, pensais-je, bien au contraire. L'ère de la domination de l'homme sur la femme était révolue. Chacun pour soi. Beaucoup de femmes de ma génération y auraient réfléchi à dix fois avant de prendre ce risque. Pas folles les guêpes, il suffisait d'ouvrir les yeux pour voir dans quel pétrin se retrouvaient les femmes qui voulaient divorcer et qui n'avaient pas une indépendance financière. Le fait de suivre Jean et de le soutenir dans son projet n'était donc en aucun cas un dû. C'était un don. Jean avait-il conscience de la chance qu'il avait ? m'avait demandé son père. Je n'en étais pas sûre. Il ne pouvait en tout cas imaginer la dose de confiance et de foi qu'il m'avait fallu pour nager à contre-courant. La seule chose que je lui demandais en retour était sa reconnaissance. Celle de la société ne m'importait guère, mais la sienne était essentielle à mes yeux.

Je continuai à déambuler dans les rues, faisant malgré moi une sorte de pèlerinage de notre histoire, et ne rentrai à la maison qu'au petit matin. Les twins se réveillaient. Jean buvait un café sur le balconnet, une clope à la main. Je reconnaissais à peine son visage. Yeux creusés et cernés, son air était d'une gravité que je ne lui connaissais pas. Il avait arrêté de fumer pendant la grossesse, pour me soutenir et m'encourager, et ne buvait jamais de café avant dix heures. Craignant qu'il ne soit arrivé quelque chose de grave, je laissai tomber mon plan d'action, et m'approchai de lui.
- Ça va ? demandais-je.
- Non, dit-il, en m'agrippant le bras. Ne me refais plus jamais ça. Plus jamais. J'ai cru que tu avais eu un accident, j'ai cru que tu étais morte, j'ai cru que tu t'étais barrée, comme ça sur un coup de tête, j'ai cru que Tom et Victoria ne te reverraient plus jamais, j'ai cru que j'allais me retrouver seul, comme un con avec les twins, j'ai cru que tu étais comme ces nanas qui quand elles en ont marre de leurs mecs, prennent leurs gosses et se barrent, j'ai cru que tu ne m'aimerais plus jamais, que tu en avais marre de moi, j'ai cru mourir. Je ne suis qu'un sale con. Allons en Provence, n'importe où, mais promets-moi une chose : ne me quitte jamais. Ne me refais jamais ça. Jamais.

Je promis, sans difficulté aucune, et très soulagée. C'était la première fois que nous n'étions pas du tout sur la même longueur d'ondes et à part l'énorme dispute que nous avions eue au début de notre relation - il n'avait pas dit à sa petite amie que nous étions ensemble et donc que c'était fini entre eux- c'était de loin la plus grave que nous ayons eue à traverser. Je venais de réveiller une blessure enfantine qui n'était et ne serait jamais totalement cicatrisée. Ces nanas dont il venait de parler, incarnaient sa mère. Cette dernière, une Américaine, avait quitté le domicile conjugal et était repartie vivre aux Etats-Unis quand Jean ne savait même pas encore marcher. Elle ne l'avait revu qu'à de rares occasions. Il ignorait les raisons qui l'avaient amené, sans crier gare, à quitter ainsi fils et mari. Le sujet était tabou et il n'avait jamais osé en parler. Il avait juste entendu une fois dire qu'elle avait une petite soeur peu ou prou de l'âge de Jean et qu'elle avait le mal du pays, ou quelque chose du genre. Depuis, elle s'était remariée mais n'avait jamais eu d'autre enfant que Jean, et se consacrait corps et âme à sa passion : la photographie urbaine. C'est tout ce qu'il savait. Pas la peine d'avoir fait des études en psychologie pour deviner d'où venait l'intérêt de Jean pour les nouvelles technologies, et l'optique en particulier (j'ai vaguement compris que la cryptographie quantique avait quelque chose à voir avec la lumière et la transmission de l'information par le photon) lui avais-je dit lorsque Jean m'avait raconté cette histoire. Il avait ri, et m'avait dit que j'avais marqué un point. Il me montra les cartes postales qu'elle lui avait envoyées depuis New-York, Boston ou Los Angeles, lui disant qu'elle pensait à lui et qu'elle espérait le voir à son anniversaire, Noël, sa communion, ou, soyons fous : comme ça, sans raison particulière. Mais elle avait toujours des obligations de dernière minute et ne venait jamais. Oscillant, enfant, entre révolte et admiration (il avait vu le nom de sa mère cité dans plusieurs magazines français comme étant une référence dans sa matière), Jean finit par décider de l'oublier totalement et n'avait même pas pris la peine de l'inviter à notre mariage.
Elle va dire qu'elle vient et au dernier moment, trouvera encore une excuse bidon sortie de je ne sais où, m'avait-il rétorqué, ajoutant qu'elle pouvait crever avant de voir une photo de ses petits-enfants.
J'étais d'accord bien sûr - si son propre fils ne l'intéressait pas, pourquoi s'intéresserait-elle à ses petits enfants ? - Quel genre de mère peut abandonner son enfant ? - mais j'étais contrariée : nos jumeaux ne connaîtraient jamais leur grand-mère. Vu l'animal, je n'étais pas bien sûre que ce fût forcément une bonne chose, me disais-je - mais c'était plus pour le principe. Un enfant a le droit de connaitre ses origines. J'avoue aussi que j'avais très envie de connaître l'histoire de cette femme et que si Jean n'avait pas été mon mari, mais un simple ami proche par exemple, j'aurais bien mené ma petite enquête outre-atlantique. J'avais tendu quelques perches à mon beau-père - un géant lui aussi -qui avait fait semblant de ne pas comprendre où je voulais en venir, puis avais renoncé : il m'avait immédiatement accepté comme sa propre fille, m'appréciait beaucoup et me le disait. Il disait aussi à Jean qu'il avait bien de la chance d'avoir rencontré une fille comme moi, ce qui bien entendu m'embarrassait autant que cela me flattait. Pourquoi tout gâcher avec cette curiosité que d'aucuns diraient malsaine ? Manifestement, il avait mis beaucoup de temps à se remettre du départ de son épouse, et encore, Jean et moi, n'étions pas sûrs qu'il s'en soit totalement remis. Il n'avait pas eu beaucoup de chance avec les femmes : il avait quitté la première avec qui il avait eu une fille, Stéphanie (que tout le monde appelait Fanny), pour cette Américaine qui l'avait laissé tombé au bout de deux ans de mariage. Réalisant qu'il éprouvait toujours des sentiments pour sa première épouse, il avait alors essayé de recoller les morceaux et lui avait même proposé de se remarier une fois son divorce prononcé. Elle accepta, et au moment où ils étaient sur le point de réaménager ensemble, elle avait été foudroyée par un AVC. Il s'était donc retrouvé à devoir élever seul ses deux enfants. Fanny et Jean, qui avaient à peine une poignée d'années d'écart, étaient unis dans la perte de leurs mères respectives et s'entendaient relativement bien. Relativement, car Fanny avait déjà la furieuse tendance à jouer à la grande soeur-deuxième maman, ce qui avait le don d'agacer Jean mais il ne disait rien. Leur père avait déjà dû mal à gérer la maison et la situation.

Telle était l'histoire de Jean. Rien de plus normal, pensais-je, qu'il ait réagi aussi violemment. Lui qui ne s'était jamais positionné comme une pauvre petite victime de la vie et qui malgré ses blessures, avait réussi à aller de l'avant et à entrer dans la vie, voilà que je faisais le pire de ce qu'il pouvait endurer. Je ne trouvais pas les mots pour m'excuser du mal que je venais de lui causer et, bonne âme, il ne m'en voulait pas. Lui aussi avait été stupide, reconnut-il. Nos retrouvailles furent ainsi à la hauteur de la dispute, et entre des torrents de larmes ponctués de quelques rires, nous renouvelâmes notre engagement à nous édifier ensemble, pas à nous détruire.
- Au fait, merci pour cette belle déclaration d'amour de tout à l'heure ! lui dis-je plus tard.
- Quelle déclaration ?
- Rien... c'est un truc de nana... répondis-je. Moi aussi j'en ai une de déclaration, là, dans cette lettre que je viens de dater et de signer. Tu peux me la poster au passage ?
- Tu démissionnes alors, et tu me suis ?
- Oui, dis-je, je fais une IVT, une Interruption Volontaire de Travail, c'est ce que font parfois les gens quand l'un des conjoints est muté et qu'ils ne veulent pas être séparés géographiquement. Même à Pékin ou à Tombouctou, figure-toi !
- Ah ah ! se contenta-t-il de répondre, tout en prenant la lettre et en me faisant un grand sourire.

L'avenir allait me montrer que je faisais peut-être la plus belle bêtise de ma vie, mais je l'ignorai et décidai de passer outre. Pour l'heure, l'important était que Jean, lui, ne renonce pas à saisir cette opportunité qui ne se renouvellerait pas de sitôt, et que nous restions soudés. Esprit d'équipe oblige.

3. Trois jours après cette fameuse dispute, Fanny vint nous rendre visite à l'improviste. Il était sept heures du soir, soit en plein rush hour familial, et Jean rentrait rarement du travail avant sept heures et demie. Les twins, qui appréciaient leur tante, étaient contents de la voir, et pour cause : elle ne venait jamais à la maison sans offrir aux twins des bonbons, un gadget, ou un dvd, et les twins avaient exceptionnellement le droit de regarder un dessin animé. Devinant la raison réelle de sa visite, je fis néanmoins comme si de rien n'était et la laissai avec les twins dans le salon tandis que je finissais de préparer le dîner. Jean n'allait pas tarder à arriver. J'aimais bien ma belle-soeur, mais tout comme elle agaçait son frère, elle avait le don de m'agacer moi aussi. Le ton de sa voix d'abord, qui se voulait toujours enjoué mais qui parfois sonnait faux. Sa manière de nous parler, qui se voulait fraternelle /maternelle mais dont on devenait le caractère autoritaire. Ou encore, ses positions très tranchées sur la vie dont elle supportait mal les contradictions. Très jolie fille - une grande brune élancée et bien proportionnée- elle était aussi très dynamique, et très militante (pour l'abolition de la torture, pour l'euthanasie, contre le travail des enfants, ou pour les droits de la femme). Elle s'était mariée à la fin de ses études, mais avait divorcé cinq ou six ans ans plus tard lorsque le bébé si attendu ne venait pas. Stérilité non expliquée, avaient dit les médecins. Plutôt que de se lancer dans le parcours médical des Procréations Médicalement Assistées, elle aurait préféré adopter un enfant à l'étranger. Pas lui. Rien à faire de ces orphelins du monde entier, il voulait que ses enfants aient ses gènes. Depuis sa séparation, elle donnait toute son énergie à son travail qui le lui rendait bien : avec un simple BTS, elle était devenue chef de produit opérationnel dans le secteur du luxe et elle était passionnée par son métier. Ne connaissant rien au marketing, ni à la grande distribution, j'aimais bien qu'elle nous parle de "ses bébés". Une fois lancée, elle était intarissable et rien ni personne ne pouvait l'arrêter. Même pas Jean qui, lui, pur esprit scientifique, ne faisait aucun effort pour entrer dans l'univers commercial de sa soeur et ne le cachait pas. Histoire de gagner du temps, je lui demandai donc comment se passait le lancement de son dernier produit.
- Ah, répondit-elle, bien, très bien même ! Eva Longoria a accepté de porter la marque, c'était inespéré ! On va faire un carton ! Mais vous ? reprit-elle, c'est quoi cette histoire de mutation ? Il parait aussi que tu as démissionné. C'est un gag ou quoi ?
- Non, c'est pas un gag, dis-je le plus zen possible. Il se trouve que l'antenne d'Aix-Marseille libère le poste que Jean convoite depuis toujours. Il a postulé, et a été pris.
- Jean, postuler ? à Marseille en plus ?
- Parfaitement ! répondit Jean qui venait juste d'arriver et donc de me sauver. Je sais que ça te parait incroyable que ton petit frère ait dans sa vie pris une décision qui l'amène en outre à quitter son nid douillet, mais c'est vrai. Caroline et les enfants me suivent, bien sûr.

Ne pouvant m'empêcher de sourire sur le "bien sûr" ainsi que sur sa démonstration persuasive, j'allai chercher des verres dans la cuisine. Lorsque je revins, je n'en croyais pas mes oreilles : il lui expliquait, ni plus ni moins, que notre nouvelle vie allait être "géniale" et qu'il avait hâte d'y être et de prendre possession de son nouveau poste.
- Et ça ne te fait rien de quitter Paris et tes potes ? se risqua Fanny.
- Ouais, Paris ... Bon, y a pas que Paris dans la vie ! Et comme dirait Caroline, on ne va pas à Tombouctou, non plus !
- Et Papa, tu y as pensé ? dit-elle.
- Papa est super content pour nous. Et il très fier que Caroline ait demandé sa dém.
- Ça ne m'étonne pas. Il est pour l'enfermement des femmes au foyer, Papa. Vivre comme dans les années cinquante ou soixante. Mai soixante-huit, il ne connaît pas. Il a zappé.

Refusant d'entrer dans cette conversation et commençant à bouillonner intérieurement, je profitai des chamailleries des twins pour m'éclipser et laisser le frère et la soeur entre eux. Après tout, c'était leur affaire, pas la mienne. Depuis que les twins étaient nés, Fanny avait l'impression que son père me préférait à elle. C'était faux, bien sûr. Quoi qu'elle fasse, ou qu'elle soit, une belle-fille ne pouvait prendre la place de la fille légitime. Sauf si cette dernière, devait penser Fanny, s'occupe de lui au quotidien et lui donne des petits-enfants, et pas elle. Je la rassurais à ma manière mais mon beau-père rendait la tâche difficile : lorsque nous étions tous réunis, il ne manquait jamais de me féliciter, de me remercier d'avoir été présente lors de sa rechute de son cancer de la prostate, et de me dire à quel point les twins étaient réussis. Ne pouvant en dire autant à Fanny, il ne lui disait rien, lui laissant ainsi le fardeau de la culpabilité. Ce qu'attendait un père pour sa fille se résumait-t-il seulement à ce que cette dernière devienne mère ? Fanny, qui m'en avait parlé à plusieurs reprises, ne m'en paraissait que plus sympathique. Derrière sa grande taille, ses sublimes cheveux, son air assuré et ses ongles parfaitement vernis, se cachait la petite fille qui n'aspirait qu'à une chose : que son papa la regarde elle, et personne d'autre, et qu'il soit fier d'elle. Je trouvais cela fort émouvant. Le regard de mon père sur moi était tout aussi important et la déception que j'avais entrevue dans ses yeux lorsque je lui avais annoncé que je démissionnais m'avait ébranlé. Toutes ces études et ces efforts pour rien, semblaient-ils dire. Et est-ce-que j'avais pensé à la retraite ? Que deviendrais-je si Jean et moi divorcions ? Y avais-je seulement pensé au moins deux minutes ? L'admiration sans bornes de mon beau-père ne faisait que compenser la déception profonde que je venais d'infliger à mon père et je portais, à mon tour, le poids de la culpabilité. Tout comme Fanny, mais à l'envers. Ce qu'attendait un père de sa fille, pourrais-je lui rétorquer un jour, se résumait-t-il seulement à ce que cette dernière assure ses points retraite ? Dommage que les relations qui nous lient soient familiales, pensais-je parfois, car nous aurions pu avoir de belles conversations. Ne pouvant ni elle, ni moi voir l'autre comme un alter ego -ce qui serait le propre à l'amitié- nous ne pouvions être copines. Pour cela, avais-je fait remarquer à Jean, il aurait fallu 1. qu'elle arrête de se prendre pour ta mère et donc de nous infantiliser et nous regarder comme si on jouait au papa et à la maman ; 2. qu'elle arrête de me dire, ou de sous-entendre, systématiquement ce que elle, elle aurait fait à ma place car jusqu'à preuve du contraire, elle n'est pas à ma place et ne le sera jamais, sauf si elle voulait se la jouer inceste ; et 3. qu'elle arrête de te déifier et de tout me mettre sur le dos. Bien sûr, elle ne le dit pas forcément de manière ouverte et directe, mais son corps et son visage, eux parlent et sont très bavards. Si nous avions- a priori - beaucoup d'affinités (bien plus qu'avec mon amie Emma), cela ne se confirmait pas a posteriori. Avant de tomber enceinte, elle n'avait aucune gêne à me parler de ces femmes, dans son entreprise, qui, disait-elle, une fois mères ne pensaient plus qu'à leur rejeton et qui, crime suprême, allongeaient leurs congés maternité sans se soucier de qui accomplissait le travail pendant leur absence. Lorsqu'à mon tour, j'arrêtai moi aussi de travailler, son silence à ce sujet était évocateur. Bon, toi, m'avait-elle concédé un jour, tu as des jumeaux, tu as trente-six balais, encore plusieurs kilos à perdre, et surtout tu as un job un peu spécial. Crois-moi, avec deux bébés, tu ne vas pas te la couler douce tous les jours à la maison. Pas comme ces femmes qui regardent la télé pendant la journée quand leur gosse est à l'école et leur mari au burin, avait-elle ajouté en soupirant. En d'autres termes, je l'y avais échappée belle !, résumai-je à Jean puis à Emma. Qui, soit dit en passant, en avait vu bien d'autres avec sa belle-mère.
- Tu n'avais qu'à lui faire remarquer qu'elle, Fanny, elle, a quarante ans passés, pas de kilos à perdre certes car pas de mômes, et pas de job spécial. Et toc ! Dans ma promo, il y avait plusieurs filles comme ça. Les droits sociaux n'étaient que pour les tire-au-flanc, je rêve ! Quand j'ai accouché, ma belle-mère s'est dit soulagée que sa petite-fille ressemble plus à son papa qu'à sa maman, et quand elle a appris que je lui donnais le sein, elle a failli s'étrangler : elle m'a dit que c'était le retour du Moyen Âge !
- Je me souviens, répondis-je, mais là, c'est ma belle-soeur, pas ma belle-mère.
- Même combat, rétorqua-t-elle. Même combat ! Elle te nargue en t'offrant ses foulards de marque dont elle ne veut plus, et tu les acceptes comme du pain béni parce que ça fait des années que tu ne t'es pas offert un foulard qui coûte aussi cher qu'une poussette double. Tu comprends, elle bosse dans le luxe et gagne du fric, elle. Pas comme toi, et je vais te dire : encore heureux que vous ne fassiez pas la même taille, elle te refilerait ses vieilles fripes. Ne te laisse pas faire, et ne sois pas dupe, un foulard n'aura jamais la même valeur que le plus petit orteil de tes petits. Le problème de cette fille est qu'elle n'a jamais eu d'enfant. Ce n'est pas de sa faute, certes, et j'en suis désolée pour elle, mais faut pas s'étonner si elle est aigrie.
- Je ne suis pas sûre que ce soit de l'aigreur. Ce serait plus le fait d'avoir le cul entre deux chaises en fait. Car d'un côté, elle sait que l'arrivée d'un enfant viendrait bousculer sa vie. Or sa vie lui plaît et elle veut continuer à s'éclater dans son job. Mais de l'autre, elle a l'appel du ventre et caresse l'espoir d'en avoir un un jour, expliquai-je. Son gynéco lui a assuré qu'elle était fertile mais lui a fait comprendre qu'il était presque trop tard. Le problème est qu'elle bosse tout le temps et que les mecs qu'elle rencontre la soupçonnent de rechercher davantage un géniteur qu'un mec.
- Faut qu'elle se magne alors, tic-tac, tic-tac ! répondit Emma.
- Elle sait bien, mais elle est encore en plein dilemme ! C'est peut-être pour ça qu'elle est mal en ce moment. Ça te bouffe, les dilemmes, et je sais de quoi je cause !

Mais bon, dilemme ou pas dilemme, ce n'était pas une raison, pensai-je, pour m'envoyer des piques gratuitement. Sortant de sa bouche, la tirade de "mai 68″ en était clairement une : elle signifiait ainsi que 1. J'étais devenue la ménagère des années 60 ; et 2. Qu'elle était une femme libérée et que bébé ou pas un jour, elle ne troquerait pas son job pour torcher les fesses de son môme. Emma m'aurait sûrement trouvé la réplique -un truc du genre "la différence entre les femmes au foyer d'aujourd'hui et celles d'hier, c'est qu'aujourd'hui la plupart d'entres elles sont éduquées et le deviennent par choix". Mais je laissai tomber. Mes choix n'avaient rien de politique et à mon sens, chacun faisait comme il le voulait ou le pouvait. Rester à la maison avait failli me rendre chèvre à plus d'une reprise et je n'étais plus sûre du tout que ce soit un véritable choix avec un grand C. Peu importe, la seule chose qui m'intéressait d'ailleurs dans ce débat était de voir comment l'histoire personnelle de chacun et du couple qu'il formait faisait basculer les décisions d'un côté ou de l'autre, puis comment chacun se tricotait des arguments qui l'arrangeaient. En d'autres termes, si Fanny tombait enceinte un jour et qu'elle mettait son môme à la crèche, j'aurai été un peu désolée pour mon neveu ou ma nièce, c'est vrai. Mais loin de moi l'idée de la faire changer d'avis si telle était sa décision. Non seulement, je n'aurai pas su la convaincre mais en plus, j'aurai pris le risque de me fâcher avec elle. Et je ne pouvais faire ça ni à Jean, ni aux twins. Passons donc ces piques aussi gratuites que blessantes. Passons aussi sur le fait qu'elle ne nous avait jamais proposé de garder les twins une seule fois dans sa vie alors qu'elle savait très bien que nous n'avions aucun relais familial et que j'étais fatiguée. Ce qui m'intéressait davantage était de comprendre le retournement spectaculaire de Jean. Quelle audace il avait eue ! "Y a pas que Paris dans la vie ! " Avait-il pris ce ton détaché juste pour enquiquiner sa soeur, ou parce qu'il le pensait vraiment ? Comment avait-il pu si rapidement changer d'avis ? Il ne lui avait même pas dit qu'elle pourrait venir nous voir quand elle le voudrait !

- J'ai réfléchi, m'avait-il expliqué lorsque Fanny s'était enfin décidée à partir, puis je me suis souvenu de cette phrase d'Anthony Robbins qui disait : "J'ai décidé que je n'accepterais jamais d'être moins que ce je pouvais être".
- Ahh, et qui est ce Anthony Robbins ?
- C'était le coach de Clinton et de l'armée américaine. Enfin, certains le prétendent. J'ai aussi pensé à ce que disait Albert Brie "La peur de l'inconnu, c'est l'appréhension du connu défiguré par l'imagination".
- Tu me présenteras ces gens que je les remercie, lui dis-je gaiement.
- Les remercier pour quoi ?
4. Je n'étais pas à bout de mes surprises car Jean, d'un naturel très peu bavard, commença alors à crier sur tous les toits que nous étions sur le départ. En moins d'une semaine, tout le quartier et tout l'immeuble fut au courant. Nos voisins, la gardienne de l'immeuble, les commerçants, le vendeur de journaux, les parents d'élèves et même la directrice d'école. Tout le monde nous félicitait.

- Mais quelle chance ! me dit une maman de jumeaux que je retrouvais souvent au parc et qui était au courant par je ne sais quel canal.
- Je donnerais n'importe quoi pour être à votre place, c'est pas une vie ici, me dit ma voisine qui venait d'avoir son deuxième bébé.
- Je ne sais pas comment ton mari a fait pour obtenir sa mut' si vite. Nous ça fait dix ans qu'on la demande et rien, nada, me dit l'épouse d'un collègue de Jean que l'on rencontrait parfois dans le quartier.
- Félicitations, Madame Ramier, me dit la directrice d'école. Vos enfants seront bien en Provence, surtout Tom qui ne dessine que la mer et les bateaux.
- Prenez ces olives, me dit le primeur, elles viennent directement de Provence. Ce sont les meilleures !

Tout le monde avait aussi quelque chose à dire sur les Gens du Sud. Les clichés et préjugés allaient bon train.
- Ils ont le soleil mais c'est tout ce qu'ils ont, me dit une maman du square. Enfin, tu me diras, c'est déjà pas mal...
- J'espère que vous ne vivrez pas à Marseille. C'est la mafia, là-bas ! me dit notre coiffeur.
- La région est belle mais les gens sont vraiment superficiels, me prévint notre voisin de palier, rappelant qu'ayant vécu dix ans à Avignon, il savait de quoi il parlait.
- Mon frère vit à côté d'Aix. Il était agent immobilier et maintenant il bosse dans un vignoble. Sa femme n'aime pas trop le coin - elle est plus montagne que mer- mais lui, il adore ! Le problème c'est que maintenant on ne les voit plus beaucoup. Si on ne descend pas, ils ne montent pas. Du coup, on essaie de descendre une fois une ou deux fois par an, mais Nina est toujours malade en voiture, et c'est une vraie expédition me dit la mère de la camarade de classe des twins.
- La Provence ? On a fait notre voyage de noces à Nice (sic), me dit le vendeur de journaux. C'était magnifique, superbe. Ma femme était ravie. On logeait dans un bel hôtel surplombant la mer. Mais il fait trop chaud pour nous là-bas et y a trop de racaille. On s'est fait piquer notre porte-feuille à la plage. C'est comme à Barcelone, y a des pickpockets partout. Faut faire gaffe.
- Ce sont tous des glandeurs, me prévint Michel, le fromager. J'aime bien y passer des vacances, mais je ne pourrais pas y vivre. Pour parader, ils sont forts : grosses voitures, lunettes de soleil et tout le bazar, mais pour bosser, ça c'est autre chose !

Tantôt réconfortée, tantôt découragée, je ne savais plus quoi penser et quoi répondre. J'étais soûlée. Ivre d'informations contradictoires. Cela me rappelait la période de grossesse, lorsque j'annonçais que j'attendais des jumeaux. Puis lorsque je me baladais en poussette-double. Puis lorsqu'ils entrèrent en petite section de maternelle. Pour certains, c'était une veine d'en avoir deux d'un coup, pour d'autres (les Japonais surtout), ça portait malheur. D'aucuns me demandaient comment je tenais le coup physiquement et moralement alors qu'un bébé à la fois, c'est déjà si difficile, surtout le premier, etc. Une fois les twins endormis, j'allai dans ma chambre, débranchai le téléphone fixe et fermai la porte. Demain serait un autre jour.


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