Sabine Huynh, Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg par Angèle Paoli

Publié le 16 février 2015 par Angèle Paoli

ALLEN GINSBERG / SABINE HUYNH, LE MIROIR À DEUX FACES

U n poète peut-il changer la vie d'un être humain ? Celui d'une femme, par exemple ? À lire Avec vous ce jour-là, lettre que Sabine Huynh adresse à Allen Ginsberg, il semble bien que la réponse soit OUI. Livre numérique publié par Recours au poème éditeurs, Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg est un saisissant hommage adressé au poète américain mort à New York le 5 avril 1997. Mais c'est aussi une très émouvante lettre de remerciements. Une lettre en creux d'où émerge, sur fond de partages et d'expériences de vie, de poésie américaine et d'engagements poétiques, la belle personnalité de Sabine Huynh. Comment rester indifférent(e) à ce qui lie la poète d'aujourd'hui au poète d'hier ? Comment ne pas se laisser happer par ce tressage habile où la sensibilité de l'un éclaire celle de l'autre ? À part égale. Car la générosité qui guide la poète est de l'ordre de celle qu'elle a rencontrée chez le poète américain. De l'ordre du don. Et la lettre qu'elle adresse, depuis Tel Aviv, à Ginsberg, le 1er juillet 2014, est aussi de cet ordre.

Ce qui emporte d'emblée l'adhésion et qui séduit, c'est ce tressage serré et continu que l'épistolière tisse avec celui qui a marqué son existence en libérant son écriture. Il semble même que " la profusion verbale, le jaillissement jazzique, le souffle long "* qui caractérisent l'écriture du poète américain, ait gagné en profondeur l'écriture de Sabine Huynh. On ne peut imaginer empathie plus authentique. Plus surprenante. Plus totale.

C'est donc une lettre de remerciements que Sabine Huynh nous invite à lire. Le mot " merci " apparaît d'ailleurs à plusieurs reprises dans les différents chapitres qui composent ce livre. Il en est, dès l'incipit, le mot emblématique :

" Merci d'avoir écrit. "

Ces mots, le lecteur les retrouve presque à l'identique dans l'excipit. Dans une forme un peu plus appuyée, preuve que Sabine Huynh se reconnaît totalement dans les pages qu'elle a consacrées au poète ; preuve aussi qu'elle est toujours en accord avec ce projet d'écriture et avec elle-même :

" Merci, oui, merci encore, d'avoir écrit ".

Les raisons de ces remerciements sont multiples, qui relèvent de l'intelligence secrète. De l'adéquation intuitive. De l'intime conviction. Les points de rencontre sont nombreux. Historiques. Politiques. Ethnologiques. Poétiques. Ils concernent avant tout l'écriture. Par la force de son œuvre, par la vitalité tonitruante de sa voix, par la grande liberté d'expression qu'il s'est toujours autorisée, Allen Ginsberg a ouvert la voie à nombre d'autres voix ; dont celle de Sabine Huynh. Sans Allen Ginsberg en effet, sans la lecture assidue de son œuvre, lecture jamais épuisée, Sabine Huynh serait-elle parvenue à lever les inhibitions qui sont les siennes depuis sa plus tendre enfance, pour ne pas dire depuis sa naissance ? Aurait-elle réussi à se débarrasser des réticences qui la tenaient entravée face à son désir d'écriture ? Serait-elle parvenue à cet échange de qualité avec celui qu'elle considère comme son maître, tout en le tenant pour le plus grand poète d'Amérique du Nord du XXe siècle ? Avec Walt Whitman, le grand mage de l'Amérique. Qu'en serait-il du ton naturel avec lequel elle s'adresse à l'auteur de Howl (Hurlements), de sa sincérité, de sa fantaisie, de sa fraîcheur, de son enthousiasme, voire de sa naïveté ? Sans Allen Ginsberg, sans les recueils lus et relus de Howl, de Kaddish et de tant d'autres qui ont jalonné une vie entière, il est probable qu'elle n'aurait trouvé ni le courage ni l'audace de se dire poète, et de s'affirmer comme telle. Or, au fil des pages, s'affirme la volonté de la poète de se définir, fidèle en cela à l'image du " chantre de la psyché secrète ", comme poète de l'intime ; poète de la défense de l'expérience privée. Sans pour autant que ce parti pris d'une poésie personnelle l'empêche de dénoncer les violences imposées aux hommes par d'autres hommes. Cette implication dans l'écriture de tout l'être, c'est à Allen Ginsberg qu'elle le doit et elle lui en est reconnaissante :

" Merci de nous avoir ouvert la voie vers une poésie qui laisse sa place au moi, une poésie qui a le droit d'être confessionnelle, intimiste, et de s'attacher à des expériences vécues, une poésie libérée, libre... "

C'est aussi Ginsberg qui lui a permis de grandir et de s'affirmer :

" Savez-vous que vos textes m'ont appris à marcher, en légitimant mon entêtement à n'écrire que sur ce que j'avais vécu ? ", confie-t-elle.

Contre vents et marées, contre la bien-pensance poétique, contre les régisseurs de la poésie, universitaires et théoriciens, Sabine Huynh oppose la vision beaucoup plus large et beaucoup plus généreuse d'Allen Ginsberg. Pour tout cela, elle le remercie.

Comment, dès lors, ne pas se laisser emporter / émouvoir par la grande admiration que Sabine Huynh porte au poème Kaddish, écrit par Allen Ginsberg à la mort de Naomi Ginsberg, sa mère malade et tant aimée ? Soumise aux psychotropes et aux électrochocs. Le poète écrit pour elle Kaddish, long " poème, récit, cantique, lamentation, litanie et fugue " dans lequel se mêlent l'intime de la " folie de sa mère " et " la chute de l'Amérique ". Destructrice Amérique. Broyeuse d'hommes. Rongée par la paranoïa. Quant à l'épistolière elle écrit à propos de Kaddish :

" Avec Kaddish, vous m'avez fait comprendre que l'on peut écrire quelque chose de terrible sur ses parents tout en continuant à les aimer, et qu'exposer la laideur pouvait aussi signifier essayer de la comprendre. " Et, un peu plus loin, rétablissant le parallèle avec sa propre expérience et la mettant en regard avec celle du poète :

" Votre mère était à l'origine de votre souffrance et l'écriture de Kaddish vous a permis d'en examiner l'étendue, vous libérant de cette souffrance par la même occasion. J'ai connu cela en écrivant La Mer et l'Enfant.

Avec Kaddish, cet " immense hymne d'amour et de douleur, joyau de compassion et de consolation ", la poète accède à une force de conviction qui l'habite tout entière :

" Monsieur Ginsberg, vous m'avez appris que l'amour pouvait et devait vaincre, parce qu'il était pardon et paix, paix avec le passé, avec la vérité. Votre poésie réclame l'amour, et la crée ; elle est Amour. "

Ailleurs, elle interroge le vieil ami, lui confiant ses peurs ses hantises ses obsessions de la guerre.

" Je me demande ce que vous auriez pensé des événements qui se sont déroulés ici cet été, et si vous penseriez encore que le conflit israélo-palestinien ne peut que rester sans issue, " tant que les peuples n'auront pas oublié leurs différences et leurs identités ― chose que ni les Juifs ni les Arabes sont capables de faire ", écrit Allen Ginsberg dans une lettre adressée à son père , le poète Louis Ginsberg.

D'une époque à l'autre, les guerres se superposent aux guerres. Les enfers succèdent aux enfers. Ainsi, l'évocation du poème d'" Angkor Wat " ramène-t-elle la poète à la seconde Intifada de Jérusalem qui la ramène elle, une fois encore, à Saigon. " Le présent de Jérusalem me projetait dans le passé de Saigon ", écrit-elle. Le monstre Moloch veille, qui se nourrit de nos angoisses et tient le monde sous l'emprise du mal. Se pose alors la question de la relation entre poésie et protestation.

" Je ne sais pas si les manifestations influent beaucoup sur le cours de l'histoire (même si votre première manifestation de 1963 établit sans doute un terreau fertile pour les protestations contre la guerre qui s'ensuivirent aux États-Unis, dans les années 1960 et 1970), mais je pense que la poésie et l'écriture peuvent porter l'étendard de la révolte d'une manière efficace parce que sensible. Et vous aviez compris qu'allier poésie et protestation était la voie à suivre pour faire entendre une voix pacifique. "

Elle remercie le poète d'avoir libéré la poésie des entraves que certains lui ont imposées, l'enfermant dans une inaccessibilité qui la maintient hors de portée du grand nombre. Lecteurs et poètes. Ainsi l'auteure de la Lettre au poète Allen Ginsberg poursuit-elle, bien des années après, la conversation qu'elle a eue un jour avec lui. C'était en 1993, soit trente ans après la guerre du Vietnam ― 1963 ―, et les prises de position pacifistes de Ginsberg. C'était dans une librairie lyonnaise aujourd'hui disparue. Et Sabine Huynh avait 20 ans. De ce moment décisif, la poète garde un souvenir ému et sa reconnaissance est grande. Elle peut aujourd'hui confier au poète contestataire, alors même qu'elle est devenue écrivain et poète, ces mots emplis de gratitude :

" Je réalise en vous écrivant que nous avons peut-être plus de choses en commun qu'on ne le croirait au premier abord, d'où sans doute cette reconnaissance (dans tous les sens du terme) que j'ai ressentie en vous lisant, reconnaissance qui n'a fait que se fortifier avec le temps. Votre main, que vous m'aviez donnée et que j'avais serrée le jour où je vous ai rencontré, j'ai l'impression qu'elle n'a jamais lâché la mienne depuis. Merci. "

Reprenant à son compte les convictions d'Allen Ginsberg en matière de poésie, Sabine Huynh écrit :

" La poésie peut être politique autant qu'elle est personnelle, "confessionnelle", et elle peut vaincre l'obscurantisme et le marasme culturel. "

Puisse-t-elle avoir raison. Et pour ce très beau miroir à deux faces, qu'elle soit remerciée. Du fond du cœur.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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* Allen Ginsberg, Poèmes, Christian Bourgois éditeur, 2012, page 7.



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