« Du temps où les bêtes parlaient » Maurice Carême

Publié le 22 février 2015 par Pestoune
 

Je me rappelle avoir été bien étonnée lorsque je lus un jour une histoire qui commençait par ces mots : Du temps où les bêtes parlaient. Les bêtes m’ont toujours répondu lorsque je leur parlais, et je conversais plus facilement avec ma chatte qu’avec ma meilleure amie. Deux fois par an, cette chatte mettait au monde quatre ou cinq chatons.

   — Tu es déjà si maigre, lui disais-je, quand elle venait me chercher pour me les montrer, et te voilà avec une nouvelle famille à nourrir.

    — Je sais bien, me répondait-elle en miaulant. Mais c’est si bon d’être maman ! Tu ne peux pas comprendre. Quand je sens mes petits gorgés de lait, là, bien au chaud contre mon ventre, c’est comme si le soleil luisait au dedans de moi.

   Et elle les retournait pour me montrer combien leurs rayures étaient fines et régulières.

   — N’est-ce pas qu’ils sont gentils ? ajoutait-elle en leur léchant le museau.

   — Ce sont de vrais amours de chatons, j’en conviens. Mais que vais-je faire pour te trouver du lait ? Tu sais bien que notre chèvre est morte et que papa tire le diable par la queue depuis que maman est souvent malade.

   — Sois sans inquiétude, je me débrouillerai. J’ai découvert, dans une grange, de nouveaux nids de souris. Et puis, il y a toujours les grenouilles et même les crapauds.

   — Quoi ! tu mangerais un crapaud !

   — Oh ! je n’en suis pas encore là, reprit-elle en me voyant frémir.

   — En tout cas, tu ferais bien de les cacher, tes petits ; si mon père les découvre, il les noiera.

   — Il dit cela chaque fois, mais qui aurait le cœur de noyer de si beaux chatons !

   Et elle les léchait afin qu’ils deviennent si beaux que personne n’ait le cœur de les noyer.

   — D’ailleurs, je te les confie, ajouta-t-elle. Il ne peut rien leur arriver si tu es auprès d’eux. Je m’en vais chasser du côté de la grange.

   Hélas ! mon père se fâcha quand il découvrit les chatons :

   — Quoi ! Finaude veut donc se faire crever à élever des petits ! Elle est si maigre que la peau lui flotte sur les os, et nous n’avons plus de lait à lui donner. Elle ne pense vraiment qu’à peupler le monde de chats !

   Là-dessus, sans s’inquiéter de mes larmes, il enveloppe la nichée dans un mouchoir rouge dont il noue les quatre coins et le voilà parti. Je m’affalai sur une chaise, pleurant et me bouchant les oreilles. Il me semblait entendre les cris plaintifs sortant du mouchoir, tout le long de la route que suivait mon père. Quand il rentra, sa colère était tombée. Il avait la même figure que le jour où nous avions perdu notre chèvre. Je pleurais toujours et je remarquai qu’il se détournait pour cacher sa tristesse. Machinalement, il sortit le mouchoir de sa poche. Et comme il le portait à son front, il le rejeta avec horreur et sortit.

   — Mon Dieu ! que vais-je répondre à Finaude quand elle me demandera où sont ses petits ? Que vais-je lui répondre ?

   Je n’eus guère le temps d’y penser. Finaude venait de surgir dans la cuisine, la queue droite et vibrante, les poils trempés et collés au corps. Elle vint vers moi, ses yeux jaunes encore agrandis par l’angoisse. Elle savait tout : inutile de lui mentir. J’étais si émue que je ne pouvais articuler un mot. Finaude aussi du reste, semblait avoir perdu l’usage de la parole. Elle se frotta contre mes jambes, se dirigea vers la porte et me regarda avec des yeux suppliants. Elle refit plusieurs fois ce manège et je compris qu’elle me demandait de l’accompagner.

   Je saute dans mes sabots et me voici suivant la chatte à travers le jardin. Elle marche devant moi, la queue tendue à se rompre.

   — Vite, vite ! semble-t-elle répéter à chaque miaulement.

   Elle a bientôt dix, vingt, trente mètres d’avance. De temps en temps, elle se retourne, s’efforce de m’attendre ; mais folle d’énervement, elle ne peut tenir en place et repart de plus belle. Elle est déjà devant la rangée de saules qui borde la prairie que je suis encore au milieu du champ de trèfle. J’entre dans la prairie ; elle se met à courir. Je cours derrière elle ; en quelques bonds, elle gagne le bord de la Glune et disparaît.

   J’atteins à mon tour la rivière. Finaude, elle, a bondi sur une sorte d’îlot formé d’herbes aquatiques et de branches mortes entrelacées où ses petits se sont accrochés après avoir tourbillonné au-dessus du gouffre. Les pattes submergées, elle essaie vainement de les tirer de leur position critique.

   — Dépêche-toi, miaule-t-elle. Dépêche-toi, ils vivent encore !

   Je ne fais ni une ni deux ; j’enlève mes sabots et entre dans l’eau au risque de mouiller ma jupe. Je dégage les chatons du filet de branchettes où ils sont emprisonnés et les ramène, couverts de vase, sur la rive. Finaude se précipite, les lèche, s’applique à nettoyer leurs narines tandis que je les frotte avec de l’herbe sèche pour les réchauffer.

   — Si c’est permis, l’entends-je grommeler, de jeter à l’eau d’innocents chatons !

   — Allons, Finaude, calme-toi. Tu connais mon père. Il est colérique. Il a eu beaucoup de soucis ces derniers temps. Si tu avais pu le voir quand il est rentré, tu aurais pitié de lui.

   — Oui, mais il est heureux que j’aie entendu mes petits crier sur le chemin et que je l’aie suivi jusqu’ici.

   — Je suis sûre qu’il le regrette, va. Mais qu’allons-nous faire à présent ?

   Nous décidâmes que je rapporterais les petits dans mon tablier et que nous les cacherions dans le fenil où personne ne pénétrait plus depuis la mort de notre chèvre.

   C’est ainsi que durant trois semaines, je montai plusieurs fois par jour sur l’échelle du fenil pour bavarder avec Finaude. J’étais même parvenue à lui procurer un peu de lait, cadeau d’une voisine pour qui je faisais des courses.

   — Quand je pense, me disait la chatte, que j’ai failli perdre de pareils chatons ! Regarde-les et dis-moi si tu n’en as jamais vu de plus mignons.

   C’était vrai. Ils étaient adorables ! Ils grimpaient sur son dos, s’amusaient avec sa queue, mordillaient ses oreilles en lui contant toutes sortes de choses si douées et si tendres à écouter pour une maman. Tout en les caressant, j’essayais de faire admettre par Finaude un projet que je mûrissais depuis quelque temps. Mais elle était devenue si méfiante qu’il me fallut plus d’une semaine pour la persuader d’accepter.

   Mon père venait de liquider la note du médecin et il avait retrouvé sa bonne humeur. Cela le chagrinait pourtant de voir Finaude l’éviter. Elle ne venait plus, comme autrefois, s’endormir avec confiance sur ses genoux tandis qu’il fumait sa pipe. Il s’étonnait que la chatte fût si peu à la maison et il pensait qu’elle lui gardait rancune.

   — Ma foi, elle est toujours aussi maigre, me disait-il, et je me demande ce qui m’a pris d’aller noyer ses petits.

   Enfin, le dimanche choisi par Finaude arriva, un beau dimanche plein d’oiseaux et de soleil. Dès le matin, je fus prise d’une sorte de fièvre. Je suppliai tellement ma mère de me laisser faire des galettes qu’elle finit par accepter.

   — Quelle folie ! s’écriait ma mère.

   — Si, si, tu verras, lui disais-je. Je veux vous préparer une fête, à papa et à toi.

   — Il n’y a pas de fête à cette époque, répétait ma mère.

   — Si, si, affirmai-je, laisse-moi faire.

   — Eh bien, qu’elle prépare sa fête ! conclut mon père.

   Jamais plus sans doute je ne réussirai d’aussi belles galettes que ce dimanche-là. L’après-midi, je dressai moi-même la table pour le goûter. J’étais toujours aussi folle : je chantais, je riais, je dansais. Intrigués par ma joie, mes parents se regardaient parfois avec un air interrogateur.

   — Et maintenant, vite, mettez-vous à table.

    A l’heure convenue, juste au moment où le clocher sonne les vêpres, voilà Finaude qui entre dans la cuisine, escortée de ses quatre chatons gambadant autour d’elle. Mon père devint pâle comme s’il voyait des revenants.

   — Ce sont bien eux, murmura-t-il, trois tigrés et un noir avec une tache blanche… Comment est-ce possible !

   Déjà Finaude avait saisi le plus beau dans sa gueule. Elle se dirigea vers mon père, sauta sur lui et déposa son petit sur ses genoux pour lui montrer qu’elle lui pardonnait. Mon père se mit à pleurer. Ma mère se leva pour le réconforter. Mais elle n’y parvint pas, et, impressionnée, pleura à son tour. Moi-même, les voyant pleurer tous les deux, je finis par pleurer… Et je vous le jure que je vis deux grosses larmes dans les yeux de Finaude.

   Quand nous voulûmes manger les galettes, le café était froid. Pensez donc ! Il m’avait fallu raconter l’histoire par le menu et nous n’en finissions pas de jouer avec ces petits chats qui avaient vu la mort de si près. On les avait mis tous les quatre sur la table, seules. Finaude, raisonnable comme une bonne mère, mais un peu inquiète tout de même de nous voir si fous, miaulait doucement.

   — Attention, n’allez pas leur faire du mal, surtout !

   C’est pourquoi, si vous lisez un jour une histoire qui commence par ces mots : « Du temps où les bêtes parlaient», dites-vous bien que cette histoire est vraie.

Maurice Carême Du temps où les bêtes parlaient : Contes et Poèmes

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