L'autre jour, en rangeant, encore et encore, des cartons, et encore des cartons, et de nouveaux cartons, dans notre nouvelle maison, j'ai retrouvé tout un tas d'anciens journaux intimes, tout un tas d'anciennes photos, ma vie, finalement, au travers des pages des cahiers et des carnets, de mes douze à mes vingt-cinq ans, des autocollants sur les couvertures, des coeurs, des prénoms, des dessins, la transformation de mon écriture, un tracé d'enfant à celui d'adulte, ça fait drôle, tout ça, quand on est enceinte pour la deuxième fois, et avec le même homme depuis presque six ans, comme si ça y est, les fondations étaient bien solides, comme si, simplement, on voyait défiler devant ses yeux tout le cheminement pour en arriver là, à la stabilité. J'étais assise contre un mur dans la chambre de Bébé numéro 2, cette chambre qui sent encore la peinture, cette chambre qui est presque prête mais pas encore, j'étais assise là et j'entendais Chéri qui faisait de la pâte à modeler avec notre fille au rez-de-chaussée, son rire de petite fille qui illuminait la maison toute entière, toute l'application, le bonheur de son père à la faire rigoler.
J'ai passé deux heures seule dans cette chambre. A lire. A sourire. Les larmes aux yeux parfois. A réaliser que j'ai passé du temps à essayer de ne rien oublier, alors qu'il y a tant de choses, tant de choses qui étaient passées à la trappe, tellement de personnes oubliées, qui comptaient tant, pourtant, sur le coup. Certaines disputes de mes parents quand j'étais ado. Des mots qui font mal avec ma petite soeur. Des serments d'amitié pour toujours, avec Lui, avec Elle, Lui et Elle que je ne vois plus. Ma première véritable histoire d'Amour, dont j'ai oublié tellement, l'attachement de mes parents pour Lui, ses parties de tennis avec mon père, ma mère qui l'aimait bien malgré ses maladresses, nos disputes innombrables, nos ruptures incessantes, et pourtant l'Amour, tellement d'Amour au travers des pages, tellement de choses importantes que j'avais oubliées, je ne me souvenais pas, par exemple, qu'il m'avait demandé de venir vivre avec lui à R., je me souvenais qu'il m'avait parlé d'enfant, oui, mais pas de vie à deux, et la première chose que je me suis dite, en lisant cela, noir sur blanc, au travers des pages, c'est "Mais alors il a dû m'aimer vraiment aussi". C'est fou comme on oublie. Même des mots qui auraient dû marquer davantage. Je me demande si Lui s'en souvient. Je l'ai vraiment aimé. Vraiment détesté aussi. Les deux en même temps. Beaucoup haï après, je crois que c'est ça qui m'a aidée, d'ailleurs, toute cette colère contre lui, tout mon amour propre qui s'est dressé contre le chagrin. Aujourd'hui, qu'en reste-t-il ? Je ne sais pas vraiment. De la tendresse je crois.
Je l'ai vu il y a quelques mois. Dans une jardinerie. Il était avec femme avec fils. J'étais avec Chéri et fille. On s'est retrouvé nez à nez autour d'un enclos. Nos deux petites familles, nos deux enfants à admirer des ânes manger du foin. Je l'ai à peine regardé. Je ne sais pas s'il m'a vue. J'imagine. Je l'ai trouvé vieilli. Je me suis trouvée vieillie aussi. J'avais mon bidon de femme enceinte qui pointait bien déjà. Je me suis demandée s'il l'avait vu. C'est passé très vite. Je n'ai pas regardé longtemps. On est parti. On allait au restaurant tous les trois. Notre fille piaffait d'impatience, hurlait de joie. Cela s'est résumé à ça. Nous deux, soudain, au milieu de la vie, autour d'un enclos, nos sentiments d'autrefois ensevelis sous le temps qui passe, qu'en reste-t-il, un vague sentiment difficile à décrire, un je ne sais quoi, parfois j'ai l'impression que lui qui débarque en Angleterre en pleine nuit, par surprise, à l'improviste, comme dans les films, rien que pour me voir, c'était hier, parfois j'ai l'impression que lui et moi dans les vagues, dans les rouleaux de la mer, à rire comme des gamins que nous étions sans doute, c'était hier. Peut être parce qu'on ne se voit pas vieillir. Parce que j'ai encore l'impression d'avoir vingt ans. D'être une jeune instit' en formation. Alors que les stagiaires me vouvoient et me demandent "comment c'était au temps de l'IUFM".
En fait, je ne sais pas pourquoi j'écris tout cela ici. Peut être l'effet du temps qui passe. Peut être parce que je suis une grande sentimentale, et que je sais pertinemment, au fond, que ce qui a compté pour moi naguère comptera toujours, d'une manière différente de ce qui compte au présent, dans la vie, dans la réalité, dans la présence rassurante de Chéri, dans les câlins du soir de ma fille, dans les petits coups de pied dans les côtes que m'envoie de mon fils.
Je sais que lui aussi va être de nouveau papa. Nous serons tous les deux de nouveau parents. A la même période. Au même moment. Exactement comme pour nos premiers enfants respectifs.
La vie est d'une telle ironie... Une ironie délicieuse... Elle nous aura fait deux fois le coup la coquine. Je me demande si comme moi, il trouverait ça drôle, les facéties de la vie, tout ça...
Un jour, il faudra que je songe à en écrire un bouquin. Ca pourrait faire une histoire intéressante, tout ça. Oui, il faudra que j'y pense.