LA PIERRE LA NUIT
[...]
m on pays a sombré / mon pays peut-être / englouti par la mémoire que la nuit recouvre
les noms tels des arbres un à un abattus / sur la route où je marche tandis que le ciel penche / tandis que le ciel fend la terre / le ciel en feu que mes lèvres ont fendu / la route où je marche emporte mon pas/ sur la terre où je ne marche plus
m'emporte
la route dressée à flanc de ciel / ouvre la nuit / le vent chasse emporte
paroles lancées du bord de la route / paroles pierres noires contre la nuit
mes mots sont des pierres qui éclatent
contre la paroi du ciel
mon pays n'existe pas / il est inclus dans la pierre que je tiens dans la main / mon pays est la route sur laquelle je marche / la route où je suis marché
j'ai jeté la route contre la paroi abrupte de la nuit
à présent je marche dans les débris d'une mémoire morte
mes pas ouvrent le ciel
sur la blanche étendue hostile
alors
*
j'ai lancé des pierres contre
le glacier
la foudre
le vent
la face noire de la terre
la face essoufflée du ciel
la parole interrompue
l'oubli le froid
la cendre
dans ma course / j'ai fendu l'inhabité
j'ai perdu mon livre
j'ai perdu le mot de passe le chemin
entre les ronces les fissures de la terre
la nuit rejetée colle à mon pied / s'imprime dans la terre
la terre retournée / sa face noire contre le jour naissant
l'immobilité apparente du monde retient en son souffle le tumulte de ses bouleversements
je lance mes pierres dans le soulèvement du jour où vibre mon pas
où vibre le vent dans mes jambes / entre mes bras tendus / ma bouche fendue / mes lèvres sèches
où le soleil neuf avale les réminiscences de lendemains
dans l'infini du jour ouvert par les pierres / les mots éclatés
lancés par ma main
sur la route
dressée à flanc de ciel
soleil en crachin lumineux, voile de brume à travers la lumière / l'espace d'un instant la vie légère s'enfuit revient, vibre
autour de moi
éperdue
Bernard Desportes, Irréparable quant à moi | André du Bouchet, Éditions Obsidiane, 2014, pp. 38-39-40.