Magazine Nouvelles

27 février 1954 | Naissance de Thierry Bouchard (article d’Alain Paire)

Publié le 27 février 2015 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

Le 27 février 1954 naît à Beaune Thierry Bouchard, typographe, éditeur et poète.
Thierry Bouchard
Thierry Bouchard en 1981,
photographie de Douglas Hollely.
Il était né à Beaune, un 27 février. Entre Dijon, Arc-et-Senans et Dôle, Thierry Bouchard vécut la quasi-totalité de son existence au 33, Quai de la Hutte, à Losne, un village implanté dans la proximité de la Saône, du canal de la Bourgogne et d’un port d’attache d’artisans-mariniers. Son atelier était situé au cœur d’un grand jardin, dans l’une des dépendances de la maison familiale. Sa khâgne achevée à Dijon, Thierry, qui aimait pratiquer le grec ancien, avait fait des études de philosophie, rédigé un mémoire de maîtrise à propos de la tragédie chez Hegel et Nietzche. Jean Brun et Jean Svagelski furent les enseignants dont il affectionna les cours. Pour cause d’un point et demi de retard, il ne fut pas admis au concours d’entrée de l’École Normale Supérieure. Son destin était ailleurs : en 1975 – il avait 21 ans –, il fit l’achat de sa première presse à imprimer. Les vrais spécialistes, les meilleurs témoins et connaisseurs que j’ai pu rencontrer estiment qu’il fut « le plus grand typographe de sa génération ».

À Dijon-Quetigny, le voisinage des ateliers de Darantière lui permit d’affûter sa formation d’autodidacte : lorsque l’imprimerie se modernisa, occasion lui fut donnée de récupérer pour son usage personnel de magnifiques plombs. Dans le sillage de Guy Levis Mano qui fut l’exemple qu’il ne cessa pas de méditer, Thierry Bouchard fut à la fois éditeur et typographe, homo faber dans tous les sens du terme. Dans l’un des rares textes qu’il ait rédigés, publié dans Le Bulletin du Bibliophile, il explique qu’il s’était « toujours attaché à soigneusement confondre les deux rôles… être aussi bien celui qui organise, avec bien sûr la participation et l’assentiment des autres, les mises en pages, le choix des caractères… mais aussi bien celui qui les réalise de ses mains, matériellement ».

Les livres qu’il imprima pendant les deux premières années de son apprentissage furent édités sous l’enseigne de La Louve de l’hiver, Thierry Bouchard ayant sollicité pour l’utilisation de cette enseigne l’autorisation préalable de René Char. Sous cette appellation, on trouve des livres de Jean Malrieu, Pierre Dhainaut, René Nelli ainsi que de l’un de ses grands aînés, l’éditeur et poète Gaston Puel, « son maître dans la discipline du tir à l’arc mental ». Entre 1976 et 1986, Thierry Bouchard fut le responsable de l’atelier de typographie de l’École des Beaux-Arts de Dijon.

L’année 1977 fut l’une de ses années les plus fécondes : cette année-là, trois grands formats, des livres réalisés avec le concours de Michel Butor et Pierre Alechinsky, Charles Juliet et Michel Carrade ainsi que Trois remarques sur la couleur d’Yves Bonnefoy et Bram Van Velde sortaient de ses presses. Thierry Bouchard avait fait en sorte que puissent se rencontrer Bonnefoy et Van Velde qui s’estimaient mais ne se connaissaient pas. Dans son essai consacré à Peinture et Poésie / Le Dialogue par le livre, Yves Peyré pointait les Cinq compositions en noir et rouge de Bram Van Velde parmi les grands livres édités à la fin des années 1970.

On ne sait pas assez que sous le pseudonyme de Jean-Baptiste Lysland, Thierry Bouchard fut l’auteur de plusieurs recueils : entre autres, L’Écriture de l’été, Treize poèmes du fleuve et du passage ou bien Poème sur un nom perdu dans l’ombre des mots. Le n° 8 de la revue Port-des-Singes de Pierre Albert Jourdan avait accueilli une suite de ses poèmes, Les Jardins de Ruysbroeck. À quoi s’ajoutent dans son catalogue d’éditeur, des raretés inclassables : des traductions que Thierry Bouchard avait composées pour des poèmes de John Donne, W. B. Yeats, Dylan Thomas et Georges Seféris, des poèmes inédits de Victor Segalen, écartés du recueil de Peintures édité en 1913 par Georges Crès ou bien encore des hommages collectifs consacrés à Gilbert Lely et Pierre-Albert Jourdan avec la participation d’auteurs comme Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, Alain Levêque, Roger Munier, Jacques Réda et Paul de Roux.

Parmi les réalisations de Thierry Bouchard associant un écrivain et un artiste, on se souvient de Toutes les aubes conjuguées qui fit œuvrer Pierre Torreilles et Olivier Debré, de L’Entrée dans le jardin de Pierre-Albert Jourdan et Jacques Hartmann, de Genèse de Lorand Gaspar et Zao Wou-Ki ou bien de La Nourriture du bourreau d’André Frénaud et Antoni Tapiès. Pour ses livres de plus mince dimension, il faut sans souci d’exhaustivité mentionner, avec la participation d’artistes comme Miklos Bokor, Jean Capdeville, Jean-Jacques Ceccarelli et Gilles du Bouchet, ses mises en pages de textes de Sylvia Baron-Supervielle, Pierre Chappuis, Pascal Commère, Philippe Denis, André du Bouchet, Christian Gabrielle Guez-Ricord, Christian Hubin, David Mus, François Zenone, Jean-Michel Reynard et James Sacré.

Le prix Guy-Levis-Mano lui fut attribué. De grands amateurs, des collectionneurs et des amis suivirent passionnément sa trajectoire qui resta plus ou moins secrète. Thierry Bouchard inventait des grands papiers et des emboîtages, des Bodoni, des Garamond et des Baskerville qui se frayaient trop rarement chemin parmi les librairies spécialisées. Il avait un sens aigu de l’ombre et du secret. Une fêlure intime – le décès de son père et de son frère aîné lors d’un accident d’automobile survenu alors qu’il avait quatorze ans – arc-boutait pour partie ses intuitions et ses choix de vie.

Il y eut les 115 livres qu’il imprima pour sa maison d’édition et puis les ouvrages qui lui furent commandés. Au total, 313 livres sortirent de ses presses ; le tout dernier aurait dû être le catalogue raisonné de ses ouvrages qu’il acheva de composer le 21 mai 2008. Thierry Bouchard coédita des livres avec Laurent Debut pour Brandes ou bien avec Yves Prié des éditions Folle Avoine ― entre autres, Vingt-quatre sonnets de William Shakespeare traduits et postfacés par Y. Bonnefoy, Maurice Scève, Le Peuple inconnu de Charles Nodier, Requiem de Jean-Paul Hameury et Trois poèmes de John Donne. Il travailla avec la compagne d’André Frénaud, Monique Mathieu-Frénaud, il imprima pour André Dimanche Le Livre de l’oubli de Bernard Noël, qui fut illustré par Olivier Debré, plusieurs des livres d’André du Bouchet imaginés par Fata Morgana ainsi que la première version de Début et fin de la neige, qui lui fut commanditée par Yves Bonnefoy et le Mercure de France. L’un de ses derniers livres ― il eut son achevé d’imprimer en juillet 2006 ― parut sur l’initiative de la librairie La Palourde de Nîmes : États de la langue de Bernard Noël, avec six peintures originales de Claude Viallat.

D’autres croisements s’effectuèrent à partir de son atelier : dans un long article posthume, Christophe Carraud se souvient de ses relations avec Thierry Bouchard qui avait participé à l’élaboration de la maquette de la revue Conférence. De proches amis, Jacques-Remi Dahan des éditions L’Homme au sable pour des textes de Charles Nodier, Petrus Borel et Xavier Forneret, Marc Pessin du Verbe et l’Empreinte, Yves Peyré pour plusieurs tirés à part de L’Ire des Vents ou bien Franck-André Jamme pour Marchand Ducel, sollicitèrent son concours et son exigence.

Un moment enseignant à Dijon, originaire de la République tchèque et formé à Prague, par la suite et jusqu’à aujourd’hui fixé à Canberra en Australie, le graveur Petr Herel fut le plasticien et l’ami qui accompagna le plus souvent l’impression de ses livres. Pour les vingt livres qu’ils composèrent ensemble à partir de 1980 ― entre autres, Fragments et grains de pollen de Novalis, une superbe version de Zone d’Apollinaire, ou bien les Fenêtres sur le soir de Bohuslav Reynek ― ils avaient choisi une enseigne parallèle, Labyrinth Press. Né en 1943, grand lecteur des Romantiques allemands, de Vladimir Holan et de Georg Trakl, Petr Herel est un graveur hors pair. Au cœur de son parcours, on mentionnera la longue gestation d’un livre qui associa La Vérité sur les monstres de Jean Tardieu, l’atelier de Robert Dutrou et les Fictions de Jorge Luis Borges : publié par la Librairie Nicaise, ce Tardieu/Sequel reçut en 2009 le Prix Jean-Lurçat. En janvier-février 1988, une exposition des gravures de Petr Herel, voulue par Bernadette Blandin, à la Bibliothèque municipale Gaspard-Monge de Beaune, avait permis d’appréhender le travail de ce graveur-éditeur ; la préface de ce catalogue fut rédigée par Thierry Bouchard.

Je retrouve un fragment de l’une des lettres de Thierry : « Je ne bouge plus de Losne ― ni pour Paris, ni pour ailleurs ― à l’exception de plusieurs séjours en Australie où je retournerai sans doute en 92 ― par goût, par nécessité. » En juillet-août 1994, une exposition « Th.B, editor, printer » se déroulait à Canberra. Après quoi, les années passèrent ; Thierry perdit sa compagne Florence Ducourtieux qui exerçait le métier de relieur. Le 31 août 2001, Thierry Bouchard et sa seconde épouse, Amanda Wärff, annonçaient la naissance de leur fils, prénommé Henry.

Une longue maladie, la morphine et des douleurs articulaires aiguës furent son fardeau pendant les dernières saisons de sa vie. Thierry Bouchard est décédé le mardi 12 août 2008. Ses obsèques eurent lieu dans son village de Losne, le jeudi 14 août.

Alain Paire
D.R. Alain Paire pour Terres de femmes

________________________________________
NOTE : pour lire la version originale (plus développée) de cet article, se rendre sur le site d’Alain Paire.


Retour au répertoire du numéro de février 2015
Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
Retour à l’ index des auteurs

» Retour Incipit de Terres de femmes

Retour à La Une de Logo Paperblog