Rooibos

Publié le 03 mars 2015 par Ctrltab

Un ange passe. Nos mains se frôlent alors que nous écrasons respectivement nos clopes dans le cendrier. Il faudrait que je parte. Mon regard tombe sur sa pancarte échouée dans l’entrée. Je ne peux m’en empêcher :

- “La violence, non merci”? T’aurais pas pu trouver mieux comme slogan ? Parce qu’aller manifester la bouche en cœur face aux forces de police qui détiennent le monopole légal de la violence, qu’est-ce ça veut dire ?

- C’est réaffirmer notre droit de prise de parole et que nous sommes justement en démocratie.

- Mais, avoue, ça ne t’excitait pas un peu la perspective de te faire tabasser par les flics pour défendre tes droits ? Ce n’est pas très malin dans ce cas de refuser la violence. Même de la manière la plus polie qui soit.

Elle se marre :

- C’est à toi de me dire ça! Toi que j’ai retrouvée presque menottée sur le canapé en train d’attendre le retour de ton tortionnaire !

Un point pour elle.

- C’est différent. C’est du sexe. C’est de l’ordre privé et l’on sort de l’espace public. Le plaisir de la transgression, tu connais ?

- Oh tu fais ce que tu veux de ton cul. Moi, ça ne me regarde pas.

- Parce que toi, tu ne veux pas de vague, plus de heurt, c’est ça ? Le tyran bienveillant avec qui tous s’accordent, c’est toi ? La démocratie, c’est toi ? Mais Emma, il y aura toujours des failles, des malentendus. Ce n’est pas la paix qu’il faut souhaiter, ça serait notre mort à tous. Qu’est-ce qu’on se ferait chier ! Tout à l’heure, j’imagine, tu es montée sur les épaules d’un de tes potes, emportée par une sorte d’euphorie révolutionnaire. Il n’y a pas mieux comme aphrodisiaque, non ? La meute en colère et le goût du sang à venir. Tu crois que la société s’est construite avec des refus polis, et gueulards en l’occurrence, de ce qu’on ne veut pas ? Ca me dégoûte ce refus de la violence, c’est d’une hypocrisie…

- T’as des enfants ?

- Non.

- Ca se voit.

- Pourquoi tu dis ça ?

- Sinon tu ne me parlerais pas comme ça!

- J’essayais simplement de te montrer que les choses étaient plus complexes que tu ne pensais pas. Et te faire mesurer le sens de tes actes.

- Excuse-moi mais les premières fois, ça sert justement à ça. L’expérience, tu connais ? T’as déjà essayé d’éprouver quelque chose avant de faire des sermons aux gens ?

- Oh, fais ce qui te chante. Ca m’est égal. Si tu veux aller défiler devant les flics en uniforme et leur demander de faire un « non bon usage de la violence », vas-y ! Mais tu es grande, ne commence pas à te planquer dans des idéaux puérils. Rappelle-toi la violence de tes émotions quand tu n’étais qu’un nourrisson. Ne sois pas naïve.

- Pourquoi tu m’agresses ?

- Excuse-moi, je ne sais pas. Je vois l’heure qui passe et je regrette que ton père ne rentre pas. Et je deviens ce gosse, ses désirs pleins la culotte, que l’on oublie dans le placard.

- Ah oui, il t’a dit quand il allait revenir ?

- Dans un instant.

- C’est ce qui me répète depuis quinze ans. J’attends toujours. Si j’étais toi, je me casserai. Parce que quand il commence à faire des promesses, ça sent le moisi.

Elle se lève brusquement et remet de l’eau à chauffer sans dire un mot. Elle me regarde de haut, de très haut, moi qui me ratatine sur la chaise de cuisine.

- Tu devrais partir. Il n’y a rien à attendre de lui. Et je n’ai pas besoin de cours de philosophie. Je suis en terminale, t’inquiète pas, Hobbes est au programme et je suis bonne élève.

- Je sais, tu as raison. Il ne rentrera pas, mais c’est précisément pour cela que j’espère. C’est trop gros, me lâcher alors que je suis chez lui. Si ça se trouve, il t’a croisée dans le hall d’entrée et t’as demandé de venir à sa place. Pour mieux se débarrasser de moi. C’est con, hein ?

Elle vide le reste de thé dans le compost à côté de l’évier.

- Je fais du rooibos cette fois-ci, ça te va ?

Ses gestes sont sûrs et mesurés. Elle ne me contredit pas, elle change de sujet :

- Tu sais, ma mère est morte il y a six mois. Un cancer fulgurant. Ouaih, on n’a pas de bol dans la famille. Depuis on voit mon père plus souvent. Mais on n’a pas bougé de la maison à Zurich. J’ai 17 ans, mon frère 15. On se débrouille seuls. Quand on a envie de le voir, on prend le train. Si on a de la chance, il est là. Sinon on pourra discuter avec un ami qu’il a oublié là -comme toi-, ou l’on pourra regarder ses tableaux et se souvenir du pays d’où il vient. Se souvenir de tout ce qu’il a perdu lui et qu’il ne peut donc plus nous donner. On a pourtant le même sang qui coule dans les veines, il est plus riche, plus coloré sûrement que celui des gens d’ici. Il remonte directement du fleuve d’Amazonie. Moi, je le cache derrière mon teint blanc, j’achète les produits des chinoises ou des africaines pour devenir encore plus blême. Ca agace toujours Papa.

La chaleur du thé m’apaise. On se rallume toutes deux une clope. A mon tour, je me confesse.

- Quand j’avais ton âge, mes parents aussi étaient séparés. Depuis trois-quatre ans déjà. Ils étaient en froid. J’allais voir mon père en douce. Il habitait sur une péniche. Sur le canal. C’était la seule adossée de l’autre côté de la rive. Après le divorce, mon père avait perdu tous ses cheveux. Sa tête ressemblait à un œuf. Il était très blond, ses sourcils et ses cils se distinguaient à peine. On ne voyait plus que deux yeux noirs qu’un plaisantin se serait amusé à dessiner sur une coque. Après les cours, souvent donc, j’allais le voir en cachette. Selon notre humeur, on partageait une clope ou un goûter, les deux parfois. Il me parlait de mécanique, de la beauté mécanique. Je lui parlais de Montaigne que je découvrais. Et puis, il était bientôt l’heure de partir. Nous montions alors dans son canoë à la couleur un peu sale, jaune poussin. Lentement nous traversions. Il ramait très doucement. En moins de trente secondes, je serais pourtant prête à poser mes pieds sur le sol ferme. Je le dépasserais bientôt de tout mon être, lui qui serait resté assis sur son embarcation, au niveau de la mer. Six pieds sous terre. Je secouais mes vêtements comme pour me débarrasser de la poussière du lieu. Je l’embrassais au sommet de son crâne. Je lui disais toujours les mêmes mots pour le quitter : « Merci, passe une bonne soirée. » La nuit tombait, la brume s’élevait. Un dernier regard échangé. Et il retournait à la même cadence vers son bateau éclairé.

- T’es devenue prof de philo ?

Je suis surprise par sa question.

- Non, mécanicienne quantique.

- Ca existe ?

- Oui, c’est un peu compliqué à expliquer. J’aide à construire des avions sans essence, à envoyer des drones dans le passé, etc.

- Vraiment ?

- Non, je te fais marcher. Mais disons que je travaille dans un secteur poussé de la mécanique. J’aime bien tout démonter et puis remonter. Il paraît que c’est normal quand tu es né d’une césarienne. T’es toujours en train de te demander comment tout cela a bien pu t’arriver!

Elle rit.

- Viens, j’ai quelque chose à te montrer. Je crois que ça pourrait t’intéresser.

Nous nous levons, laissons nos tasses pleines sur la table. Je la suis. Elle se dirige vers le bureau d’O. Elle n’a pas de chambre ici, elle dort dans le salon quand elle vient. Mais dans la bibliothèque, une étagère entière lui est consacrée. Classeurs et boîtes diverses s’y accumulent. Elle en soulève et l’ouvre pour moi. Dedans des grandes enveloppes en vrac.

- C’est une séance que j’ai faite récemment.

Elle me tend une pochette blanche. Je ne sais pas pourquoi, je m’attends à voir des photos nus de la gamine ou des selfies semi professionnels à mettre sur un compte instagram. C’est toute autre chose. Les planches sont en noir et blanc, la lumière sensuelle est légèrement sépia. Un vieil homme, nu, le corps décharné mais à la large cage throracique, contemple l’objectif. Le modèle semble s’abandonné, confiant, au bon vouloir de celui qui capture son image. Tremblant. Offert. Il n’en rajoute pas non plus, tels ces hommes qui veulent souvent imiter les femmes et leur facilité à dévoiler leur fragilité. Non, il est juste là, assis sur ce tabouret, la tête posée sur les mains et il nous regarde. C’est cru et tendre à la fois, presque comique mais il y a une telle vérité, une telle absence de masque. Souvent, dans les photos de nus, on a l’impression que la jeune fille vient de se faire baiser par le photographe, il y a là encore une goutte de sueur, trace perlée de l’amour. Là on aurait dit que c’était la mort qui venait de passer.

- Comment t’as obtenu ça ? C’est incroyable.

- C’est un photographe, ami de mon père. Il voulait que je pose pour lui. J’ai accepté à une seule condition. En échange, il acceptait aussi d’être mon modèle. On a enchaîné les deux séances. On a fait ça dans son atelier.

- Tu es douée, tu devrais continuer.