Lucarne

Publié le 06 mars 2015 par Ctrltab

- La beauté est aussi bien dans le modèle que dans le regard, non ?

Elle a une façon ravissante de dire les banalités. Dans sa bouche rose de jeune fille, les platitudes prennent une fraîcheur nouvelle. J’ai honte de mon cynisme, elle enchaîne comme si elle avait entendu ma pensée :

- On ne regarde pas assez les hommes dans notre société. Les vieux hommes. Ou c’est immédiatement des bêtes de pouvoirs, des chefs de tribus, des sages. Moi, je voulais montrer aussi sa douceur. Sa féminité. Ses rides. Son sexe tombant. Tu vois ?

- Et tu as aussi les photos qu’il a faites de toi ?

- Non, c’est à lui désormais. C’est sa possession. Je te l’ai déjà dit. C’était donnant-donnant. Et pas de partage. Chacun prenait ce qu’il voulait de l’autre. C’était un pacte à égalité. Mais on ne déroge pas ensuite à la règle du jeu.

Le soleil commence à se coucher derrière les montagnes. C’est l’heure entre chien et loup. La lumière tombante invite chacun à rentrer chez soi. Elle range les photos dans leur grande enveloppe pâle et me dit de but en blanc :

- Tu sais comment mes parents se sont rencontrés ?

- Non…

- Mon père a poursuivi ma mère. Enfin, plus précisément, il était embauché comme clown dans un centre commercial de luxe de Zurich. Je ne sais plus pourquoi, cela devait pour une grande cause caritative : sauvez les toxicos ou libérez les femmes voilées, un truc de ce genre. Il était donc affublé d’un gros nez rouge et il devait suivre les clients à leur insu en imitant leurs mimiques et gestuelles. Tu le connais, tu sais combien il est habile en cela. Il est si agile.

Je ne peux m’empêcher de rougir à cette évocation. Je vois son corps fin et athlétique qui s’agite en moi. Ses petites fesses musclées. Ses jambes de grenouilles. Sa langue batailleuse. Sa salive abondante. O est presque plus végétal qu’animal. Liquide.

- Ma mère, il l’a tout de suite repérée. Tu sais bien, c’est un dragueur invétéré. Il a l’œil.

L’enfant me tient à distance, agrandit peu à peu son territoire. Elle est en train doucement de me chasser. Je la laisse faire et l’écoute. « La stratégie de violence, non merci » est en marche et j’en serais probablement la prochaine victime. Emma s’appuie sur le bureau et raconte l’histoire mythique de la première fois. De ses origines. Elle oublie presque que je suis là :

- Donc quand il a vu cette brune au visage farouche de bretonne, les yeux bleus et les joues rondes, il n’a pas reculé devant sa mine farouche et son pas de bulldozer. Ma mère venait de se faire larguer, elle était prête à dégueuler la terre entière. En attendant, elle dépensait tout son fric en produits de maquillage et en autobronzants. Pour se mettre sur la figure le soleil qu’elle n’avait plus dans la tête. Elle, elle ne l’a pas tout de suite remarqué. Le chagrin rend hermétique. Peu à peu, elle a vu et entendu les rires autour d’elle. Dans sa paranoïa, elle s’est imaginé que les gens se moquaient d’elle. Et puis, dans un miroir où elle essayait du mascara bleu, elle a fini par le voir derrière elle en train de la singer. Elle s’est retournée et elle l’a engueulé. Il n’y avait là rien de comique, elle lui a déversé toutes les horreurs qu’elle avait dans le crâne. Oui, c’était à cause des connards dans son genre que les femmes étaient obligées de se saigner pour se faire une beauté, « se faire une beauté », rien que l’expression, ça veut tout dire ! Au naturel, on est trop laide, c’est ça ? Tu parles, c’était à cause de lui que toutes les femmes étaient obligées de se maquiller comme des voitures volées et sortir avec des types plein aux as pour pouvoir s’épiler dignement la chatte. Un public s’est amassé autour d’eux. Mon père se ratatinait sous le flot des insultes. Il en recevait pour toute la gent masculine. La direction allait devoir intervenir. Les clowns étaient censés apporter de la joie dans le magasin, pas du désordre. Et puis, un moment, elle a dû reprendre son souffle, la colère ne peut être continue, il a profité de la trêve, il s’est assuré qu’elle ne le quittait pas les yeux, il a enlevé son nez rouge et il lui a fait sa tête de lapin.

- Sa tête de lapin ?

- Oh, il ne te l’a jamais faite ? Ah, ah, désolée, mais tu rates vraiment quelque chose ! Il est irrésistible. Il met sa bouche en cœur, son visage devient alors un triangle inversé, ses yeux immenses et il clignote des cils. Il réussit à rabattre ses grandes oreilles. Et tu ne peux que fondre. C’est son truc, c’est imparable. Son arme absolue. Personne n’y résiste. Ma mère a craqué. Le type en face d’elle était peut-être supra moche (c’est vrai, il est moche quand même !), pauvre (pour faire le saltimbanque au Manor, t’imagines !) et étranger (un métèque !) mais il était incontestablement génial. Et toi, comment tu l’as rencontré ?

- C’est moi qui l’ai poursuivi ! J’admirais son travail. Je suis allée le voir après un de ses spectacles et…

- Ah oui…

Cela ne l’intéresse plus. Elle est déçue. Elle prend une mine blasée de la fille d’un personnage public et me relègue au rang d’une simple fan. Je ne suis donc que ça… Je n’insiste pas. Nous sortons de la pièce. Je lui demande où sont les toilettes. Avec tout ce thé, j’ai une furieuse envie de pisser. La deuxième porte à droite, m’indique-t-elle d’un geste nonchalant de la main. Après je n’aurais plus d’excuse pour rester.

Assise sur la lucarne, je regarde la pièce qui m’entoure. Les chiottes sont toujours révélatrices. Je me souviens d’une de mes ex-belle-mère, reine-mère d’un clan de quatre garçons, qui avait dédié toute sa vie et son intelligence au bien-être et au triomphe de sa tribu de mâles. Les murs de ses toilettes étaient tapissés de photos du bonheur familial alors que tous les autres pièces de la maison étaient immaculés ou, à la rigueur, ornées de peintures abstraites. J’y ai toujours vu un aveu refoulé de ce qu’elle pensait au fond : la famille, vous faites chier ! Je souris. Chez O, il n’y a pas de photo de bambin ou de pub chicoré. Non, il y a seulement un long tableau représentant une chute d’eau dans une forêt tropicale. C’est plus mimétique. Et n’oubliez pas de tirer la chasse s’il vous plaît.

Quand je reviens dans la cuisine, la lumière est allumée et la fenêtre est ouverte. Emma, surprise, range précipitamment son téléphone sur laquelle elle pianotait. Comme si elle avait été prise en flagrant délit (de quoi ?). Un souffle froid pénètre dans la pièce. Je m’excuse comme une idiote.

- Oh désolée !

- Oh, ce n’est rien. J’ai ouvert. Pour apporter un peu d’air pur. Il déteste qu’on fume à l’intérieur.

- Ah oui ?

Serait-il sur le point de rentrer ? Emma ne dit plus rien, elle se dresse contre moi, le visage fermé. Je reconnais le mur breton. La porte est derrière moi. Je rassemble mes affaires.

- Je vais y aller. Tu lui diras que j’ai dû partir si tu le vois.

Je remets mes escarpins devant l’ascenseur.

- Oh, attends, Sara, j’ai un cadeau pour toi.

Elle redevient la jeune fille « fraîche » et avenante d’il y a quelques instants. Elle me tend une photo. C’est l’une de sa série qu’elle m’a montrée tout à l’heure. Le vieillard se tient assis, les jambes écartés, les mains gisant à côté des genoux, le sexe non dissimulé, les épaules affaissées. C’est la position d’un grand primate en fin de course. Seuls les yeux dénotent une pointe d’ironie et regardent avec une étrange tendresse la jeune fille qui lui vole son image.

- C’est pour toi.

- Merci Emma.

- C’était chouette de parler avec toi.

- Oui, moi aussi, j’ai bien aimé. Merci pour le thé aussi. Au revoir !

J’entre dans la cage de l’ascenseur, appuie sur le bouton zéro. Emma referme la grille et me salue de la main alors que je descends. Ca y est, je ne la vois plus. Je sors dans le hall, pousse la porte d’entrée. La rue m’accueille, les réverbères sont allumés, les yeux de bœuf au sommet des maisons aussi. Une brise légère se faufile entre mes mollets. Je referme le col de mon manteau. Je traverse la route. Je vacille sur mes hauts talons. Et puis, j’ai un soupçon. Je me cache derrière le kiosque de journaux situé à l’angle en face et je regarde l’immeuble que je viens de quitter. Et je le vois. Mon pressentiment est juste. Son pas alerte. Son élégant manteau noir. Sa démarche souple de gymnaste. Son déhanché fluide qui me rappelle ses mouvements de rein sur moi. Son absence d’hésitation. Sa force. Il est si vivant, si beau. Emma l’attend en haut. Je pourrais me précipiter vers lui, lui demander des comptes, le retenir encore dans mes bras. Il s’engouffre dans son intérieur. Sauvé. Je pars et l’abandonne sans me retourner.