Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval par Angèle Paoli

Publié le 08 mars 2015 par Angèle Paoli

CE ROUGEOIEMENT QUI BRÛLE, C'EST CELA QUI DEMEURE

I l y a un avant un après. Et l'écriture du poème, en ligne de partage entre le taire et le dire. Entre les mots tenus dans le silence, sous le boisseau de la blessure. Sous l'armure. Et les mots venus un jour dans le dire, lâchés loin très loin au-delà de l'horizon de l'enfance.

Le nom de l'adolescent sous sa cuirasse, nom de guerrier et nom de roi, est Perceval. Il fait lever avec lui, derrière ses chevauchées solitaires, le souvenir passé de la quête éperdue d'un chevalier au cœur pur, à travers sentes et forêts ; des paysages, neige trouée de sang, des combats à la lance et à l'épée, paysages abolis dans le réseau incertain de nos mémoires. Avec lui, avec le nom de Perceval, surgissent les souvenirs enfouis du Roi Pêcheur, mystères et secrets d'un roi " méhaigné " ; blessé et impotent, qui attend la délivrance miraculeuse de son mal. Et tout autour - de lacs énigmatiques en ripailles dans les châteaux, de gués à franchir et de langues à dénouer - une errance infinie à travers vals et ravins et des défis à relever. Et du sang. Trois gouttes dispersées dans la neige sous le sabot du cheval. " Trois gouttes de sang ". " Trois flocons rouges ". " Trois braises dans la neige ". Autant de " pierres taillées ", dressées dans l'à-vif du poème, sur le blanc de la page.

Trinitaire aussi le recueil d'Emmanuel Merle : Dernières paroles de Perceval. La traversée du " Chevalier d'Effroi " se fait dans une lente continuité à trois temps. " L'homme percé de cris " / " Terre foraine " / " Le regard et la voix ". Trois volets pour dire la quête. Non pas quête de sens mais quête de " pleine incarnation ". Cheminement - questionnements et doutes -, jalonné de retours sur soi, sur le passé qui heurte à la cuirasse ; chute dans le ravin et l'inconscience ; acceptation du " lointain veuvage " et presque consentement. Depuis la " Terre veuve " - où se tenait " l'enfance ramassée " aux côtés de la mère, terre devenue soudain " stérile " et " gaste ", " sans paroles autres que mal prononcées " -, Perceval poursuit son errance et passe en " Terre foraine ". À la fois étrangère et familière, autre et semblable, cette " terre nouvelle " le conduit des corniches escarpées des montagnes au consentement final, accordé au regard et à la voix :

" Dire, oui, c'est diviser, mais quelques paroles,

ici, célèbrent encore la vie :

les prononcer comme des prénoms. "

Consentir n'est pas chose aisée. Cela se fait par étapes. Accepter d'abord que l'errance prenne une autre forme :

" Errer presque immobile, laisser la présence

surgir, sauvage, comme un lointain

qui bondit sur tous les yeux de l'âme. "

Accepter aussi d'accueillir la parole, dans ses affleurements et ses incomplétudes :

" Dire cela, des paroles tutoyées,

des éclats de verbe. "

[Dernières paroles de Perceval]

Au terme de cette itinérance, Perceval, en partie réconcilié avec lui-même, énonce en une double acceptation, la mystique sans christ qui lui est propre :

" Ce monde est sans réponse,

peut-être est-il sans question. "

En ouverture du recueil d'Emmanuel Merle, deux poèmes : " Je m'appelle Perceval " et " La Terre veuve ". Poèmes liminaires - un écho, peut-être, à la manière du prologue de Chrétien de Troyes - qui posent les pierres enfouies de l'enfance, du nom, de la mère et du silence, et les redresse dans la beauté musicale du poème.

" Je veux écrire un visage

sur le blanc du silence. "

Quel visage ? " Aux plis profonds " ? Visage aimé ? Du père de la mère de l'autre femme ? Pour quel vertige, pour quelle énigme, pour quelle langue secrète ? Comment savoir ?

" Il ne reste rien du visage d'un être

lorsque, vraiment, on le regarde, rien

qu'une prière dans une broussaille. "

Tout commence avec la quête du nom. " Ma mère ne m'appelait pas par mon nom ", confie Perceval. Est-ce à cause de ce taire que le dire s'est absenté si longtemps de Perceval ? Avec la révélation de son nom survient la mort de la mère. Avec sa mort, lié à elle, Perceval découvre le sentiment de la faute. Désertée de longue date par le veuvage, la mère est cette " terre veuve " à partir de laquelle vont se faire les apprentissages du fils. Jusqu'alors élevé dans le retrait et dans la solitude, par crainte de non-retour. Chevauchées et rencontres.

" Mais mon nom est venu. Il est venu

des lèvres de ma mère : c'est le nom

de son dernier souffle.

Il a traversé la terre veuve

et s'est posé sur mes lèvres. "

Avoir un nom suffit-il pour vivre et pour mourir ? Perceval s'interroge. Chacun semble le croire. Perceval, lui, se tait. " Parole tue ". Tuer et taire. Où est la frontière ? Ses lèvres parlent pour lui. Et sa blessure saigne. Énigmatique blessure. Imaginaire ou réelle ? Entrelacs de l'un avec l'autre.

" Comment pouvait-on souffrir, étant roi ?

Je ne comprenais pas, je mangeais

pour contredire mon silence. Je rêvais

aussi bien. J'imaginais les lèvres de la plaie

faiblement remuer, ouvertes, comme cherchant à dire

la douleur, m'appelant presque, m'enjoignant

de les refermer. "

La blessure est ancienne, qui s'ouvre, lèvre à lèvre, et suinte, palpitante de sang. Elle est associée à la " barrière de bois ", " au pied du champ ". C'est là que s'ancre le drame qui enclot à jamais l'enfant dans son deuil. Et pour longtemps, dans son mutisme. " Terre gaste " où s'inscrit le manque ouvert par la disparition du père. " Pente dévastée ". Le mystère de Perceval privé de mots gît dans cet espace. À même " le souvenir / de celui que je n'ai pas connu. " " La barrière de mon père ", ligne de partage entre un passé antérieur, lié à un avant insaisissable et attaché à un présent qui cherche sa voix dans l'enchevêtrement de l'existence. Perceval ? Une " armure vide qui chevauche ". Exilé de lui-même, au-devant d'une " terre d'enfant disparu ". La barrière, désormais, sépare et " divise le monde ". Elle divise aussi l'enfant, pris entre son " impatience à vivre " et " cette soudaine / imperfection produite par un défaut / de lumière et maintenant. "

Le long retour sur l'enfance, son seul langage de galops de branches et de lances, dit dans le poème de " La Terre veuve ", le lieu du fondement sans remise en question, lieu de parfaite adéquation avec le monde, lieu d'affirmation de l'être dans l'espace qui est le sien :

" J'avais lieu d'être ", se souvient Perceval.

Pourtant, si le regard posé sur l'univers qui l'entoure est encore celui de l'enfance, il n'en est pas moins nourri de métaphores sombres, avaleuses de rêves, chargées de violence et de désolation.

" Tout bondit, comme le temps,

et disparaît dans la gorge de l'horizon. "

La geste du chevalier, souffle de haut lyrisme qui s'écrit par grandes strophes, est bientôt traversée par le désir d'autre chose.

" En moi ça demandait,

mais je me taisais.

Je me taisais. "

Mais l'univers que découvre le jeune homme est le sien ; celui-là même qui le constitue, fibres et âme, viscéralement. C'est en lui que réside sa vérité profonde. Et son profond désarroi. Acceptation ? Première pierre dressée pour le consentement ?

" Mais cette terre veuve c'était moi, ces chemins

sans définition c'étaient mes bras,

ces tourbières et ces étangs mon esprit et mes yeux,

dispersés, désamarrés, sans jointures

désormais, phrases sans verbe. "

Dans cet exil à l'autre et à soi-même, le rouge toujours macule le blanc, couleurs dominantes de l'ouvrage. Parfois survient le noir, " mâchefer ", " exil ", " vols noirs ", " vent noir ", " poussière noire ". Et le noir de la mort rôde. Fidèlement à l'œuvre dans le poème :

" La voix de l'hiver, sa voix blanche "

" et le cœur noir

des morts de la bataille. "

L'obsession de la mort, incluse dans sa vie, travaille Perceval au corps. Celle qu'il a donné à l'autre, celle qui l'atteint dans sa chair, mort du père, mort des frères et de la mère. Audible de lui seul, perceptible de lui seul, le cri qu'ils ont poussé a transpercé sa cuirasse. Et la cuirasse saigne. Cris reçus comme coups fatals, qui mettent à mort le vivant.

" Je suis Perceval, l'homme percé de cris,

grevé de râles, comme des mains,

par poignées. "

Perceval. Son nom draine dans son sillage un envol de vibrantes. " Dévouement " ; " sauvagerie " ; " aveugle " ; " relevée " ; " dévoile " ; " entredévorement ". Disséminées dans les poèmes, les consonnes voisées s'égrènent au fil des vers. Et composent un tableau serti de noir. " Percevoir " ; " dévasté " ; " ravin " ; " veuve " ; " vivre " ; " délaver " ; " dévaler ". Poésie des mots qui essaime les sons au hasard du chemin. Et renvoie en écho aux pierres " phonolites " qui surprennent la lecture et la marche.

Peut-on jamais revenir en arrière " pour poser la question " que l'on a oublié de poser ?, s'interroge Perceval. Là où le taire s'est imposé git la réponse " depuis toujours ",

" dans le ravin, dans ses pierres échouées

et ses feuilles dénouées de leurs branches ".

Revenir en arrière ne se peut, remonter le courant vers un avant ne peut avoir lieu. Là se tient l'irréversible. Que faire alors, sinon tenter l'aventure de l'autre côté ? Tenter de rejoindre l'autre lumière ? Passer en " terre foraine ", même si " traverser est une énigme ".

Et si " la terre foraine " n'était qu'un leurre ? L'avers de la terre d'origine ? Son double inversé ? Un paysage semblable à la " terre veuve ", borné comme elle des mêmes cairns, nourri des mêmes doutes et des mêmes effrois ? Alimenté par la même perte du langage ?

Partout ailleurs, en effet, sur l'autre rive, de l'autre côté du gué, surgissent les mêmes fantômes et se rouvrent les plaies.

" Guéer un drap immense et blanc

dans les eaux du passé, pâlir dans l'eau

du paysage trois taches rouges. "

Et de l'autre côté, sur l'autre page, en " Terre foraine " :

" Cette terre, sur l'autre rive du gué, étrangère,

hérissée pourtant d'arbres semblables,

parées des mêmes nuages de rouge couchant,

ravagée elle aussi ? "

À quoi bon alors poursuivre si traverser recèle la même " immense imploration " ? Quelque chose pourtant survient. Qui a à voir avec le rouge. Un rouge qui éblouit.

" Le rouge. Un halo de rouge, un mal aux yeux. "

Ainsi, au moment de s'aventurer en " Terre foraine ", la peinture entre-t-elle dans le paysage mental de Perceval. Ses " pupilles brûlées " [...] " peignent un sol ourlé de sang ". Lumière aveuglante, le rouge impose sa " pleine présence. " Qui modifie la perception. Promesse d'une présence autre, qui s'achève par un alexandrin nervalien :

" Rouge est pourtant la couleur pour moi

de cette lumière, parce qu'elle sourd,

pleine présence, de l'horizon,

ce peintre qui parfois se repose et m'attend ".

Promesse de courte durée. Il en est de la peinture comme de la langue et des hommes. Noyés les mots sur les lèvres. Abandonnés les pinceaux et les objets à peindre. Abandonné jusqu'au désir.

" Quel est ce lieu où tout se retrouve

mais délavé, comme un écho ? Où tout

semble être le pinceau abandonné

par le désir du peintre ? "

ou encore :

" Qu'a fait le peintre de sa charrette

enfoncée dans ce chemin ? "

Ailleurs, dans " Le regard et la voix ", Perceval se prend à rêver d'une autre dimension. Peut-être a-t-il croisé, en une autre vie, le Chef-d'œuvre inconnu ?

" Cette femme a le visage de la neige,

et peut-être des peintres ont-ils laissé

leurs pinceaux pour seulement dessiner

leur fièvre sur cette toile, des traits

épars, des commissures, des cils,

des désespoirs. "

La quête se poursuit longtemps encore. Et la " terre étrangère " est le miroir délavé de la terre connue jadis. Étrange ressemblance qui fait que le nouveau à l'ancien répond. Jusqu'aux sentiers qui se croisent :

" Lequel de ces deux sentiers

est-il l'écho de l'autre ? "

Jusqu'aux paysages qui se superposent, " ligne de partage des yeux ". Paysages couleurs visages âmes des morts. Tout semble délavé. Pâle reflet de ce qui fut. Et lui-même qui est-il ?

" J'ai tant voulu un nom. Ne suis-je,

en terre foraine, qu'une autre ombre,

qu'un habile coup de pinceau ? "

Dans le " tableau renversé " qui s'offre à lui, Perceval ne perçoit qu'" un présent inutile " qui lui renvoie son incapacité à vivre et à aimer. Ou simplement à dire cette attente :

" Dire l'autre, c'est difficile. Un rebord,

et l'espoir fou d'une main sur la poitrine,

qui retiendrait. "

C'est dans un exil de roches dispersées dans le pierrier des montagnes, dans un horizon vertical résonnant de phonolites, dans le " ciel de pierres " vers lequel il grimpe, que Perceval poursuit désormais sa quête. " L'ancienne langue / sauvage et ivre " continue de vibrer en lui. Les " anciennes paroles / prononcées par une aube enfantine " poursuivent en lui leur conciliabule. Mais les mots ne demandent qu'à trouver des lèvres accueillantes. Le poète tâtonne, cherche leur complicité bienveillante et créatrice. Son désir se fait jour qui s'énonce au travers du regard et de la voix.

" Le regard et la voix, embrasures du corps,

je voudrais leur connivence,

que ce que je vois rougoie

dans la braise des mots. "

Le regard et la voix, " pierres dans le vide " ?

Assurément non. Longtemps après que Perceval nous eut quittés, longtemps après que le chevalier errant eut laissé tomber sous le sabot de son cheval les dernières paroles, survient :

" une lumière intime, comme deux couleurs

côte à côte, et c'est l'air

qui commence à vibrer. "

Que dire d'autre ? Sinon que cet enchevêtrement des motifs de Perceval et du poète est d'une infinie et bouleversante beauté. Et que cette quête des signes est aussi la nôtre. Ne garder des mots que leur fièvre. Ce rougeoiement qui brûle, c'est cela qui demeure.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli