L’action du jardinier se conçoit naturellement dans la durée. Il faut du temps à la graine pour germer et lever, à la fleur pour s’épanouir, aux abeilles pour la féconder et aux nouvelles graines pour murir et retomber sur le sol pour un nouveau cycle. Je m’apprête à ajouter une savante citation d’Ovide pour illustrer mon propos lorsque je me souviens que Raymond Aron a utilisé cette métaphore dans l’un de ses ouvrages. Et, en cherchant lequel, je me demande comment il procèderait aujourd’hui pour atteindre le grand public et exposer ses idées. Le nombre des lecteurs de livres évolue sur une courbe inversement proportionnelle à celle des bacheliers, les grands quotidiens d’opinion et les magazines d’information perdent leur lectorat et ne survivent qu’à coup d’interventions financières diverses. Quel plateau de télévision serait en mesure de lui offrir une tribune assez large sur un temps suffisamment long avec des interlocuteurs à sa hauteur ? Pourtant, ses ouvrages suscitaient très souvent la controverse et les Jean Daniel et autres Jean-François Revel n’étaient pas les derniers à s’y jeter avec passion. Mais ils rencontraient toujours le respect pour l’étendue de leur culture, la profondeur de leur recherche et l’honnêteté de leur démarche. On lui demanderait aujourd’hui de créer, en trois minutes, une retentissante polémique qui créerait elle-même un "buzz" qui attirerait le chaland et la publicité qui va avec. Si on lui donnait, bien sûr, la possibilité d’exprimer ses réflexions si souvent féroces envers les tabous et les idées reçues ! Sylvain Tesson était récemment invité à présenter son dernier ouvrage, "Berezina", dans une émission du Service Public diffusée tard le samedi soir. Outre le Monsieur Loyal, officient deux journalistes titulaires d’une carte de presse et aussi fiers de la justesse de leur jugement que de la rectitude de leur éthique. Leur invité est à peine assis dans son fauteuil que la première question fuse : « Que pensez-vous du dérapage de votre père, l’autre jour, à la radio ? » Il hésite. Il est venu pour faire la promotion de son livre. Il doit tout de même se montrer prudent. « Dérapage par rapport à quoi, à quelle ligne ?» Là, la jeune femme du couple se rengorge et libère un sourire carnassier : elle tient sa proie. « Il n’y a pas de route tracée, mais… ! » En un éclair, Sylvain Tesson se souvient des procès en inquisition lus en cachette dans la bibliothèque de son père. Il sent presque sur sa nuque la chaleur infernale des flammes du bûcher. Les dessinateurs de Charlie ont payé de leur vie la défense de la liberté d’expression et lui s’attaque à l’Être suprême, celui qui règne au-dessus de tous les dieux de toutes les religions, au-dessus même de la démocratie et la laïcité réunies. Il s’attaque à la bienpensance unique et à ses thuriféraires ! Il s’aperçoit que refaire en side-car par la route des bistrots le trajet des soldats de Napoléon jusqu’à la Berezina se révélait, tout compte fait, moins périlleux. Quelle aurait été l’attitude de Raymond Aron jeté dans ce coupe-gorge ? Il ne serait pas venu bien entendu. Éric Zemmour, qui est du sérail, a, quant à lui, sciemment émaillé son livre d’évaluations approximatives, d’informations douteuses et de conclusions iconoclastes. Tout émoustillés, les inquisiteurs de tous ordres se sont alors jetés sur lui, en assurant ainsi par leur tapage, la plus large diffusion. Avec les brillants résultats que l’on connaît. On voit par-là que faute d’accepter de participer à ces mascarades, nos vrais penseurs d’aujourd’hui n’ont d’autre choix pour diffuser leurs idées que de se recroqueviller dans leurs universités ou de participer à des colloques internationaux. Où ils sont d’ailleurs accueillis à bras ouverts et avec déférence. Le peuple, lui, devra se contenter du discours convenu et de la télé-réalité.
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