J’avoue que je m’étais attendu, sans doute comme beaucoup d’autres, à ce qu’une fois Sarkozy et sa bande renvoyés dans leurs foyers, on en finisse au moins, faute de vrai changement de politique (j’avais lu la profession de foi de Hollande et ne nourrissais guère d’illusions à ce sujet), avec la diarrhée de racisme qui n’en finissait pas de tomber sur notre fichu pays ; il n’en fut rien. Était-ce la droite décomplexée qui avait fait trop de dégâts, banalisant quasi-irrémédiablement la parole raciste ? Était-ce la gauche complexée qui n’avait pas su réaffirmer avec la force qu’ils méritaient les principes de respect, de tolérance et d’humanisme ? Ou alors les deux à la fois ? Je n’ai pas de réponse, mais le fait est là : on n’a jamais été autant assailli de propos nauséabonds à l’adresse des noirs, des juifs, des musulmans, des homosexuels et de tout ce qui ne ressemble pas à un petit beauf raciste fier de son teint de navet sous cellophane, et si on a le malheur de dire tout le mal qu’on ne peut que penser de ces horreurs, on est aussitôt catalogué « bobo-bien-pensant-gauche-caviar-politiquement-correct-intello-germanoprantin » suivant une équation plus qu’absconse (gaucho=bobo, facho=prolo) que même des gens qui se disent de gauche reprennent à leur compte, à l’image de Pierre Carles dans une tribune de sinistre mémoire publiée dans Siné Mensuel après l’assassinat de Clément Méric – depuis ce jour, le documentariste a beaucoup baissé dans mon estime…
L’affaire Clément Méric, au cours de laquelle les médias ont repris benoîtement, la bouche en cœur, la version des skinheads, ne fut, hélas, pas un cas isolé au sein de la lame de fond réactionnaire de ces derniers mois : citons, en vrac, l’affaire du bijoutier de Nice, la « manif pour tous », le « printemps français », les bonnets rouges, l’affaire Léonarda, sans oublier les diatribes putrides des Zemmour, Dieudonné, Soral, Ayoub et autres « néo-réacs »… Ce contexte pestilentiel m’a rapproché de Charlie : sans aller jusqu’à me remettre à l’acheter toutes les semaines, je me le procurais tout de même régulièrement, quand le climat devenait vraiment trop oppressant, pour me sentir moins seul face aux horreurs que tous ces connards proféraient en quasi-totale impunité. Après tout, ça restait ma famille spirituelle et il est logique que dans les périodes de troubles, on se tourne vers sa famille. Pourtant, je dois avouer que quand je fouille dans mes souvenirs du Charlie Hebdo de l’année 2013, ce n’est pas tellement ça qui me revient ; rien d’étonnent à ça, les petites phrases choc qui me scandalisaient tellement à l’époque ont toutes été chassées des mémoires par d’autres polémiques plus ou moins bidon. Aussi, ce qui est le plus vif aujourd’hui dans mon esprit malade, c’est un numéro paru pendant l’affaire Cahuzac, sur laquelle les dessinateurs du journal se sont bien sûr déchaînés… Ou, plutôt, sur laquelle se sont déchaînés les « jeunes » de l’équipe, ceux qui n’avaient pas connu l’époque héroïque du Charlie des seventies : les « grands anciens » prenaient ça avec plus de hauteur, ce qui était logique dans la mesure où ce n’était pas la première affaire crapuleuse mettant en cause un ministre à laquelle ils assistaient. Certes, Cabu y consacrait la « une », mais le dessinateur avait préféré consacrer sa traditionnelle colonne à un énième règlement de compte avec son ennemi juré : l’armée. À cette époque, les soldats de métier dessinés par Cabu ressemblaient de moins en moins à de grosses brutes sanguinaires et de plus en plus à ce que la plupart sont vraiment aujourd’hui, à savoir des pauvres types qui se sont engagés parce qu’ils n’avaient aucune perspective d’avenir et qui se retrouvent à combattre sous un soleil de plomb pendant que les officiers sirotent du champagne ; pour autant, Cabu n’éprouvait pas davantage de sympathie qu’auparavant pour les uniformisés…
Mais si ce numéro m’a marqué, ce n’est pas à cause de Cahuzac mais plutôt à cause de Fred, dessinateur de Philémon et co-fondateur de Hara-Kiri, qui venait de mourir la semaine passée et auquel Cavanna, que l’affaire Cahuzac indifférait au plus au point, rendait hommage dans un petit texte accompagnant une double page, moins une colonne de Cabu, qui reprenait quelques-uns des dessins de Fred parus dans le Hara-Kiri des sixties. Certains s’étonnent qu’un poète comme Fred ait contribué aux débuts du « journal bête et méchant », mais il faut se replacer dans le contexte de l’époque où la presse cantonnait le dessin d’humour aux plaisanteries lourdingues, vaudevillesques et parisiennes, les plus beaux représentants du genre étant Bellus avec ses « étrons mongoloïdes » (suivant l’expression bienvenue du procureur Desproges), Kiraz le garçon coiffeur dessinant et, bien entendu, Faizant ; un océan de médiocrité sur lequel seuls Bosc, Chaval et Dubout parvenaient à surnager. C’est vous dire si Fred, avec sa gueule de métèque, de juif errant, de pâtre grec et sa moustache aux quatre vents avait un mal de chien à placer ses dessins à l’humour extrêmement novateur pour l’époque : Cavanna raconte dans Bête et méchant qu’un fonctionnaire de la censure justifiait la première interdiction de Hara-Kiri, entre autres arguments, par le caractère « malsain » des dessins de Fred, ce qui avait fait sauter littéralement sauter de leurs sièges Cavanna et Choron… Cette anecdote illustre assez bien le fossé culturel et moral qu’il y avait entre les fondateurs du journal et le pouvoir de l’époque : quand on dit à ces pionniers de l’humour « bête et méchant » qu’on ne pourrait plus aujourd’hui s’autoriser leurs audaces de l’époque, ils répondent qu’en ce temps-là, on ne pouvait pas beaucoup non plus ; en fait, même si on ne s’en rend pas compte, sur le moyen terme, on a beaucoup progressé en matière de liberté d’expression… Mais cela montre surtout qu’avant de devenir le créateur de Philémon et du Petit cirque unanimement salué par la critique, Fred a dû beaucoup galérer pour imposer son style très particulier (une leçon pour ceux qui s’impatientent d’avoir du succès !) et que donc, seul un journal comme Hara-Kiri, très « avant-gardiste » pour l’époque, pouvait lui donner la place qu’il méritait déjà à ses débuts.
De surcroît, quand on lit attentivement les albums de Philémon, on s’aperçoit très vite que cet univers onirique n’est pas aussi inoffensif qu’il peut y paraître et que les porteurs d’uniformes, les fonctionnaires bornés, les faiseurs de fric et autres imbéciles y sont régulièrement passé à la moulinette ; rien d’étonnant, donc, à ce que les dessins parus dans Hara-Kiri et repris dans ce Charlie d’avril 2013 constituaient tous de saisissants raccourcis de la lâcheté, de la veulerie et de la cruauté humaine ; l’un des plus marquants était celui où deux unijambistes se battaient en duel avec les épées qui leur tenaient lieu de jambes de bois ! On croirait un dessin de Siné, non ? Cet humour, Fred avait bataillé dur pour l’imposer ; pour lui, le combat avait pris fin en avril 2013 : le tour de Cavanna allait venir moins d’un an après… En attendant, vous voyez qu’il y a une justice : alors que les petites phrases nauséabondes des « néo-réacs » et les magouilles de Cahuzac ont déjà disparu de nos mémoires, l’œuvre de Fred, elle, y restera à jamais. Hum !
À suivre…
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