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À l’ombre de Cavafis par Nikos Lybéris

Publié le 12 mars 2015 par Angèle Paoli

À L'OMBRE DE CAVAFIS

u Caire, purgé par cinq semaines de désert hors piste, je suis réveillé par la voix suave et puissante du muezzin ― celle de la première prière du matin ―, qui vous emporte pour un réveil des profondeurs. Abdulhadi, en blazer, cravate et casquette de chauffeur de maître, solennel mais toujours souriant, m'attend, à ma grande surprise, dans une berline aux sièges de cuir qui tranche avec le véhicule tout terrain et poussiéreux de la veille. Nous plongeons dans les parfums du Caire, mélange d'épices et de boue, à la faveur des dernières lueurs de la nuit.

En route pour Alexandrie, capitale cosmopolite depuis sa fondation, aux confins du grand désert et de la Mer, ville du Quatuor de Lawrence Durrell et de Cités à la dérive de Stratís Tsírkas. Cité de tous les interdits et de toutes les licences, porte de l'Orient ouverte sur l'Europe, vingt-trois siècles durant, Alexandrie est le point de rencontre de l'Orient et de l'Occident. Mais c'est, avant tout, la ville dont l'âme est tout entière contenue dans les vers du poète Constantin Cavafis (ou Cavafy, 1863-1933) [Κωνσταντίνος Πέτρου Καβάφης] qui y a vécu et y est mort, pauvre et quasi inconnu, avant que la sobre puissance de sa poésie lui vaille peu à peu la célébrité. Cavafis est incontestablement le fondateur de la poésie moderne de langue grecque. Bien que parfaitement anglophone autant que francophone pour avoir vécu en Angleterre et en France, c'est en grec qu'il a écrit ses 154 poèmes.

Lors de mes précédents voyages en Égypte, je n'avais pas eu l'occasion de visiter Alexandrie et la modeste chambre - transformée depuis quelques années en musée ― où Cavafis a passé les dernières trente années de sa vie. De l'Égypte, je ne connaissais que les déserts, les côtes de la Mer Rouge, et la petite île de Zabargad d'où provenaient les émeraudes des pharaons.

Rasés de près, présentables pour les sédentaires que nous étions amenés à rencontrer, nous sommes partis dans le calme des premières heures, bientôt rattrapés par le tintamarre habituel à cette ville. Cela nous changeait du désert où il n'y a ni routes, ni traces, juste parfois des pistes qui se croisent, se perdent, ne menant nulle part, le désert où l'on se trouve comme suspendus face à un horizon dépourvu de repères, ouvert à toutes possibilités, toutes directions. Pris dans une incertitude vitale où l'on se sent libre. Le voyage y est dicté par la direction que l'on a choisie, car, comme le dit si bien Cavafis, c'est plus le voyage qui compte que son but.

La grand-route que nous avons prise et qui mène du Caire à Alexandrie longe le Wadi Natrum, fameux Désert de Nitrie, où vécurent dès le IIe siècle les premiers anachorètes chrétiens, qui fondèrent des monastères, encore en activité aujourd'hui. Mais, pris par la fatigue, je n'en ai presque rien vu.

Au moment de notre arrivée, à l'horizon, le soleil a quitté la terre. On avance le long de la Corniche, là où la brise salée rencontre l'air sec du désert. Je me demande qui pourra m'indiquer l'adresse de la maison où a vécu le désormais célèbre Cavafis. J'ai la conviction qu'un Grec sera le mieux à même de me renseigner. Il doit bien rester encore quelques membres de la puissante communauté grecque d'Alexandrie des années 1950.

À un tournant de la route jusqu'alors déserte apparaît devant nous le " Restaurant Kalithéa ", nom grec par excellence (qui signifie Bellevue). Sous le regard sévère d'un élégant quadragénaire, à coup sûr le patron, deux garçons s'affairent pour mettre tables et chaises en place, malgré l'heure matinale. Je m'adresse à lui en grec, mais il me répond, avec courtoisie, en français : " Monsieur, s'il vous plaît, pourriez-vous parler français ou anglais ? ". Je répète ma question en français, et l'homme, qui avait très certainement bénéficié d'une excellente éducation, m'explique qu'il ignore qui était Cavafis.

Je comprends que pour les habitants d'Alexandrie seule compte la culture ouest-européenne. Autrefois, les gouvernantes devaient être françaises et les enfants de la bonne société avaient pour langue maternelle le français. Un écrivain de langue grecque ne pouvait être pour eux qu'un écrivain de seconde zone. Nul doute que Cavafis avait, lui aussi, grandi dans cette ambiance. C'est alors qu'il m'apparaît que, pour cette minorité grecque et pourtant indigène, suite à la fondation de la ville par Alexandre le Grand, le temps s'est arrêté depuis l'époque où régnait la prospérité et où l'on profitait de la richesse des échanges avec l'Europe.

Nous nous regardons, lui, le natif d'Alexandrie, et moi, un parfait étranger à la ville. Mon interlocuteur me conseille l'église grecque du quartier où il y a toujours beaucoup de monde à la fin de la liturgie dominicale. C'est justement l'heure de la sortie des fidèles. Il nous indique le chemin. On commence par se perdre mais on finit par arriver dans le secteur d'El Raml ― Le Sable ―, devant une petite église orthodoxe qui n'a rien d'une cathédrale. Quelques anciens sirotent leur café dans la cour en papotant, en grec. D'honnêtes gens, modestes. Ce ne sont pas des magnats du coton ou du tabac. Je pose la question qui me taraude et vois les yeux s'ouvrir et se refermer, une circulation de regards. Aucun d'eux ne connaît le nom de Cavafis et moins encore l'endroit où il habitait, mais ils cherchent qui pourrait me renseigner. Ils me conseillent finalement de m'adresser à Nicolas, un émigré d'Ios, dans les Cyclades, qui joue aux cartes au café comme tous les dimanches. Va pour le café.

C'est un établissement modeste mais propret. Quand je prononce le nom de Nicolas, je vois une casquette émerger et un regard qui me scrute. Je réitère mes explications et ma question. Nicolas n'a pas fait d'études, il ne parle pas français, il ne sait pas qui est Cavafis ― pour lui la poésie se résume aux chansons ―, mais il est très serviable. Il s'agite dans tous les sens, il répète mes questions en version simplifiée, tantôt en grec tantôt en arabe. Puis il m'oriente vers un garage tenu par un Arménien. Dans une atmosphère imprégnée de graisse et d'huile de moteur, un personnage grisonnant comprend enfin mon arabe très rudimentaire. Comme on pouvait s'y attendre, il n'a jamais entendu parler non plus de Cavafis. Après réflexion, il me conseille de m'adresser à une dame qui, vu son âge, aurait pu le connaître. Elle habite tout près de là.

J'arrive devant un immeuble bourgeois du XIXe siècle, quelque peu délabré, avec des étages hauts de plafond, chaleur oblige ! Niveau rue, j'aperçois une porte avec une plaque de cuivre et un nom gravé, RAHEL. Il y a une sonnette électrique. Je sonne. Pas de réponse. Je frappe. Je perçois des bruits lointains, indistincts. Je m'aperçois que la porte est ouverte. Je pousse le battant et entre dans un long couloir, faiblement éclairé. De chaque côté, des portes fermées. Vers le milieu, quelques fauteuils appuyés au mur ainsi qu'un fauteuil roulant. Une dame aux cheveux blancs, la grande classe, y est assise. Elle se tient toute droite, un plaid couvre ses jambes. Elle est mince et, si elle se levait, elle serait grande. Belle femme, encore, effectivement très âgée. Je sens l'effet que produit sur elle mon intrusion, mais c'est sans la moindre surprise qu'elle me salue dans un français sans accent. Une gouvernante vient arranger sa mise et nous apporte du thé anglais. Avec une courtoisie exquise, on bavarde comme de vieux amis qui se retrouvent dans un salon d'autrefois éclairé a giorno. Elle semble contente de cette visite inattendue d'un inconnu qui rompt la monotonie du quotidien.

Tout en elle crie qu'elle a été une femme du " monde ", tant que ce " monde " a existé, une femme qui a dû " faire des ravages " dans la gent masculine et distinguée de l'époque. Elle me cite des noms et des événements, des amours ― superbes sans doute ―, toutes choses qui me sont complètement étrangères. Je lui demande alors si elle n'a pas connu Cavafis, un poète grec qui vivait dans le quartier quelque soixante ans plus tôt. Après avoir fouillé un instant dans la galerie de ses souvenirs, elle se redresse et me répond avec superbe : " Je ne crois pas l'avoir connu, mais lui me connaissait certainement ". Je m'abstiens de l'informer que Cavafis ne s'intéressait pas aux femmes.

Je prends congé d'elle et décide de retourner voir Nicolas. Toujours aussi bruyant et gesticulant, toujours aussi serviable, il me conseille, après conciliabule avec lui-même, d'aller voir une dame grecque qui, d'après lui, devrait pouvoir m'aider. Abdulhadi, avec sa patience habituelle, m'attend, m'accompagne, écoute, se moque discrètement, comprend tout sans rien laisser paraître. Il faut dire que depuis des années nous sommes des compagnons du désert.

Nous arrivons dans un immeuble neuf, inachevé. Au 2e étage, une dame en noir, austère, m'ouvre la porte. Elle m'interroge du regard avec un rien d'inquiétude, mais ne m'invite pas à entrer. Derrière elle, j'aperçois un vaste salon avec un mur couvert de livres, du plancher au plafond, des meubles européens et des tapis de qualité. La dame n'est pas seulement habillée en noir, le noir semble l'avoir totalement envahie. Son regard est noir, ses paroles sont noires et si elle se permettait un sourire, je suis convaincu qu'il serait noir. Visiblement, elle est en grand deuil, sans doute la disparition de quelqu'un de proche, mais, peut-être aussi, le deuil d'un monde, son monde, qui a disparu à jamais et, avec lui, sa jeunesse, ses rêves et ses espoirs.

De retour à la voiture, on se dirige à nouveau vers le café de Nicolas qui, entre-temps, a mené une enquête fructueuse. Il a obtenu les informations que je recherchais et il nous accompagne jusqu'à un
immeuble bourgeois, quelque peu délabré, de la rue anciennement dénommée Lepsius, non loin de la station El Raml, qui fait office de pension ou de quelque chose d'approchant ― quelques années plus tard, la pension sera transformée en un petit musée accueillant. Un pensionnaire égyptien, habillé à l'européenne, me permet, moyennant paiement de dix livres égyptiennes, d'entrer dans sa chambre du deuxième étage, là où Cafavis a vécu les dernières années de sa vie.

C'est une chambre sombre ― pour protéger de la chaleur ― avec une table, deux lampes électriques, un lit en bois lourd, une table de nuit et une commode. Tout cet ameublement d'origine européenne, confortable mais sans luxe, pourrait être celui de Cavafis. Les murs ont grand besoin d'être rafraîchis. Je me sens à l'étroit, envahi par une mélancolie indéfinissable. Comme si quelque chose de triste planait dans l'air. C'est peut-être le manque de lumière. Je ne reste pas longtemps dans cette chambre. Je la quitte pour la lumière du fameux restaurant de poissons Zéphyrion, si prisé par la communauté diplomatique, à Aboukir, au bord de la Méditerranée. À la grande joie d'Abdulhadi.



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