D es vers d'une Sylvia Plath amoureuse placés en exergue de Clarities donnent le ton : les poèmes de ce recueil seront passionnés, passionnants, ciselés, denses et tendus, parfois angoissants aussi. Avec quelque chose d'extravagant et d'extrêmement contrôlé. Loin de n'être qu'un recueil de " mere distorted painlines ", Clarities nous offre ― avec sa trentaine de poèmes en anglais vibrant dans un petit livre au format et aux couleurs très similaires aux livres de la collection City Lights Pocket Poets Series de la légendaire maison City Lights Books (rien d'étonnant à cela, dans la mesure où les éditions Black Herald Press ont aussi édité une traduction française de poèmes choisis de Gregory Corso) ― des vers intenses, fort habilement sculptés, tout en nœuds et en méandres.
Une poésie que l'on pourrait aussi qualifier de libertine, dans la mesure où elle est totalement anticonformiste, originale, inattendue, à la langue singulière, aux mots et aux sonorités tressés serrés, se pliant aux caprices d'un esprit que l'on pourrait qualifier de baroque. À la fois très cérébrale et très physique, elle nous rappelle que nous sommes des animaux raisonnables ; une poésie difficilement catégorisable en fait, tant ses attributs sont multiples, et parfois même contradictoires - " discordant symphony of selfhood ", nous dit justement Blandine Longre dans l'un des poèmes de Clarities. Ainsi, on peut lui trouver quelque chose de disturbingly wondrous (je ne puis trouver d'équivalent français exact de l'effet produit par ce syntagme), car elle est étonnante, très raffinée, et en même temps dérangeante, avec ses images brutales qui empoignent, émanant d'une poète qui, loin de craindre ce qui pourrait répugner, le fouille et l'exhibe (entrailles, blessures, os, cadavres...). Il s'agit de clarities, oui, mais de clarté crue, de lucidité jusqu'à s'en brûler les yeux (" my charred eyeballs ").
Le corps, vivant, souffrant, désirant, est omniprésent dans Clarities. En lutte constante contre ce qui l'a conquis, colonisé, il semble ne pas réussir à trouver de repos en dehors de l'adoration amoureuse. " Wormy cells ", " blemished ", " gnawed flesh ", " upturned skin "... ces mots, ainsi que " horror " et " horrendous ", trahissent une certaine fascination pour le monstrueux, qui est humain. De surcroît, on a le sentiment que le salut ne peut passer que par une certaine violence faite au corps, qu'elle serait l'électrochoc qui excite et ranime : " Yes, do pluck stretch outplay them at / will before / snapping them / alive ". Ça suinte, ça saigne, ça crie, dans Clarities, au cœur d'un martyre furieusement mystique, où la force a les yeux les plus sombres qui soient, les cris sont des muscles imposants, les mots sont enrobés de chair, et le temps, " improbable ", est tout en convulsion, étranglé, massacré (" slaughtered days and strangled dawns / (jolting nights in between) ", " slits of time like sizzling / wounds ") : l'abstrait prend toujours forme humaine dans la poésie extrêmement précise de Blandine Longre, confirmant que l'entendement découle du corps avant tout (" rien n'est dans l'intellect qui n'ait été d'abord dans la sensation ", affirmait Aristote).
Ce qui est inhumain, ce ne sont pas les difformités corporelles mais spirituelles, quand l'identité (" the soul " ici, l'âme) se dénature sous les masques et les faux-semblants, qui fragmentent l'être (" I and I "), le dépècent même, et l'empêchent d'être. On lit dans Clarities le désir de la séparation du soi des " oughts-to-be " - le soi de devoirs et d'obligations -, l'aspiration à un certain détachement, pour pouvoir se retrouver, se recomposer ; le désir de séparer le corps corrompu de l'esprit malmené aussi, pour le préserver de la mortelle vacuité (" and flesh, abyss-bound, could not reach / its coppery core ", " my dried-up chard of a soul "). On retrouve là les obsessions et les peurs de Sylvia Plath.
Malgré cela - et Blandine Longre en tisse obstinément la fougue dans Clarities - ce qui sauve, c'est bien l'amour, et ses poèmes d'amour sont à couper le souffle (et à répéter en boucle, à haute voix pour en savourer toutes les consonances), surtout le poème " Headlong ", qui, par son injonction " let's ", n'est pas sans rappeler celui de John Donne, " The Good Morrow " (" Let us possess one world, each hath one, and is one ").
HEADLONG
L et's dash
to the nearest unstoppable
move - as (in stillness) nascent
steps expect us
to our own everywheres:
suburban leaps over fleeting darkscapes
evading senses above wizened throngs
splashed-out paces along sharpened
meridians and riverbeds of pain -
bone-deep
all steering our stammering selves away
all leading to transit chambers where
on top of sheet-like rustlings of love
(flaming-out, forever
imprinted with our two-bodied ghost)
we soar swivel and thrive
abandoning handfuls of too-well-rehearsed emptiness
(long fed on a misplaced non-thought)
and letting the expanse of our souls
sever its way through twisted
agapic mindscapes
- here and there.
Sabine Huynh
D.R. Sabine Huynh
pourTerres de femmes