Dans toute existence, rien n’est plus important que la présence de l’autre pour attester de notre présence au monde et à nous-mêmes. Une présence comme seule preuve que le monde existe et que le phénomène a bien lieu ici et maintenant. La présence de l’autre comme seule certitude que nous ne rêvons pas en dépit de toutes les illusions qui n’ont de cesse de malmener à chaque instant, à chaque perception, à chaque sensation, l’édifice branlant de nos certitudes et de nos vies. Nous ne sommes rien. Champs de forces, conjonctions, confluences, concentrations, croisements, nœuds, interactions momentanées et passagères ; durables ou éphémères de fluides, de sèves, de nerfs, de chair, d’eau, de sang et d’humeurs... Au sein de cette tourmente, de ces tourbillons de vie, nous ne sommes que les ombres, les formes, les silhouettes ; au mieux les images évanescentes d’un rêve éternel : la vie. Apprendre à désapprendre le monde et les certitudes pour lesquelles nous sacrifions nos vies, naïvement. Apprendre à desserrer l’étreinte qui nous fait nous accrocher à une réalité pour laquelle et vers laquelle nos muscles, nos nerfs, nos pensées sont éternellement tendus en pure perte d’énergie et de temps. Apprendre à renoncer au monde, à ce monde petit et étroit au sein duquel nous pensons vivre, pour en définitive s’abandonner à cet autre univers, plus grand, plus large, plus infini, sans plus aucune limite matérielle, morale ou spirituelle que sont les dimensions que nous pensons être les siennes mais qui ne sont que celles de nos esprits étroits, recroquevillés, sous-développés...
Passée la moitié (statistique) de mon existence, les certitudes, les désirs, les regrets d’hier s’estompent peu à peu dans la brume du passé. Le regard tourné vers l’avenir, la mort se fait au contraire de plus en plus nette ; de plus en plus présente, pressante, pesante parfois, mais plaisante aussi, par certains de ses aspects. Et ce soleil noir qui progressivement se lève sur l’horizon de nos vies à l’agonie éclaire de sa lumière froide et tranchante les choses que l’on croyait jusque-là immortelles. Sous ce nouvel éclairage, les ombres s’allongent, les certitudes s’évanouissent... toutes ces choses auxquelles on croyait avant ; tous ces souhaits, ces désirs, ces rêves, ces ambitions ; toutes les valeurs de notre civilisation qui avaient jusque-là guidées nos pas se teintent elles aussi d’une ombre froide et profonde avant de disparaître dans une irréversible obscurité.
Alors on se sent le besoin de réunir ses dernières forces, ses dernières convictions. Comme le marin qui sent forcir le vent et venir la tempête, rassemble les dernières choses qui ont pour lui de l’importance avant que d’affronter cette vague scélérate ; cette lame de fond qui déjà se dresse sur l’horizon. Aller au plus simple, à l’essentiel. Se défaire petit à petit de toutes ces affaires qui interfèrent et dont on avait en vérité que faire. Autant de « faire-valoir », de « faire semblant », de « faire amende honorable », de « faire son mea culpa », comme autant de fers aux pieds qui toute une vie nous blessent. Le temps de « faire ses preuves », de « faire son trou » et de « faire son temps », et pour enfin se taire. Aller au plus simple, à l’essentiel. Rassembler quelques êtres autour de soi pour continuer de s’entendre dire qu’on existe, qu’on est en vie et que l’on a encore envie de vivre. Rassembler quelques lignes comme autant de signes, de preuves, de traces, de témoignages... Rassembler quelques livres pour continuer de faire vivre la voix et la mémoire de ceux qui nous ont précédés et qui ont eux aussi, cherché à comprendre, à apprendre, à mieux vivre et à nous laisser en héritage l’essentiel de leur existence.
Que restera-t-il de nos corps fragiles ?
Que restera-t-il de ces souffles subtils, de ces vies inutiles qui nous filent entre les doigts ?
Que restera-t-il de notre présence au monde ? Un parfum, la douceur d’une peau, le timbre d’une voix... Autant de sensations qui s’en iront elles aussi avec celles de ceux qui nous suivront et qui nous survivront... un temps seulement.
À quoi auront servies nos enfances, nos souffrances, nos errances et nos espérances ? Toutes ces choses qui avaient de l’importance.
À quoi auront servis tous ces battements de cœur, ces cris, ces pleurs, ces rires ; tous ces plaisirs, toutes ces douleurs ; toutes ces choses apprises puis oubliées ; toutes ces choses conquises puis enfin délaissées. Toutes ces émotions si intensément vécues et si vite passées... parfois ignorées ou reniées... rognées par le temps.
À quoi auront servies nos vies sinon à nous asservir à tous nos désirs, à toutes ces envies qui nous vident.
Le soir dans mon lit, je sens les côtes saillantes de ce corps qui est le mien, mais pour combien de temps encore ? Je saisis ces os qui affleurent sous ma chair et j’ai l’impression de tenir dans mes mains le cadavre que je suis et que je n’ai jamais cessé d’être au regard de l’éternité. Je sens ces côtes, ce corps, cette chair avec lesquels j’avais jusque-là été si intime ; auxquels je m’étais depuis toujours identifié... Toute cette vie que je croyais m’appartenir et fermement tenir au creux de mes mains n’est rien de plus ni de moins que ces feuilles mortes qui une nouvelle fois jonchent nos rues. Cette vie, ce corps, ne sont pas plus que ce vieux mobilier abandonné aux vers et à la moisissure dans le coin d’un grenier ou d’un jardin. Ce corps n’était que l’occasion d’une présence ; l’occasion d’une conscience de la vie à l’endroit d’elle-même et pour se saisir elle-même, l’espace d’un bref instant. Ce corps, ce nœud de forces, cette confluence, cette concentration de puissances infinitésimales ; cet amalgame de volontés, de désirs, de mouvements, de hasards et de nécessités ; d’influx et de fluides ; de liquides et de liqueurs ; de rêves, de visions, d’attractions, de répulsions, de pulsions, de passions et de poisons...
Depuis toujours nos cultures nous disent que la vieillesse est une déchéance, un naufrage, une défaite du corps face aux assauts du temps. Mais le temps n’existe pas. Et pas plus la vieillesse ni la déchéance à laquelle nous l’associons. Ce ne sont que prétextes, excuses et faux arguments que nous mettons en avant quand c’est nous qui refusons d’accepter que ce ne sont là que les différents aspects de la vie. Il n’y a pas de mort, ni de vieillesse, ni de temps qui passe. Il n’y a qu’un éternel mouvement, un « éternel retour » que nous refusons d’admettre parce que ce serait admettre que nous-mêmes ne sommes rien ni personne, mais simplement la vie qui ne fait que passer en nous comme le vent passe au travers des branches d’un arbre et donne à chaque feuille l’impression d’exister. La souffrance qu’infligent les outrages du temps à notre propre corps, provient plus de l’attachement et de l’identification que nous entretenons depuis toujours vis-à-vis de cette chair que d’une réelle douleur physique qui ne devrait être perçue que comme une simple information. La seule souffrance est dans la perte, la dépossession, alors que toute notre vie nous nous acharnons à fixer les choses, à les immobiliser, à se les approprier et se les agréger comme autant de prolongements de notre propre corps et de notre propre vie. Nous cherchons sans cesse à pérenniser, à transmettre, à conserver, à enfermer, à consolider, à affermir et à affirmer, à endurcir, à enraciner, à acquérir... Nous construisons, nous consolidons et contaminons la terre entière de nos constructions, créations, concrétions et sécrétions dans le vain espoir d’une éternité de façade. Je ne crois plus en rien de ce qui est humain. Je ne crois plus en rien, si ce n’est en la vie prise au sens le plus large possible. C'est-à-dire en cette vision de la vie qui intègre la mort. Je ne crois plus en rien de ce que nos cultures nous ont fait croire pendant si longtemps. Élargir sa vision c’est élargir sa vie.
Nos noms, nos histoires, nos vies entières ne sont rien. Nous n’existons que grâce à nos mémoires entremêlées qui forment l’histoire de nos vies communes. Depuis notre plus petite enfance, on nous apprend à prononcer notre nom et celui de ceux qui nous entourent ; à les écrire sur tous les supports possibles et imaginables. Un nom, une identité, une personnalité, une famille, une histoire, une généalogie, une filiation, une descendance, un héritage.... Autant de noms au service d’u seul. Autant de termes qui ne sont là que pour nous faire croire que nous existerons peut-être plus loin que notre propre souffle. En vain !
Combien d’énergie dépensée ? Combien de mots prononcés ? Combien de souffrances endurées ou infligées ? Combien de trahisons, de mensonges, de reniements ? Combien de poison, de sang et de larmes versés en vain pour la plus petite, la plus dérisoire de toutes les gloires possibles : laisser son nom dans l’histoire ou à défaut, l’histoire de son nom ? Il faut chercher plus loin. Plus loin que tous ces scintillements de surface ; que tous ces rêves ou ces cauchemars qui nous obsèdent et nous envoûtent notre vie durant. Nos noms ne sont rien. Nos histoires ne sont rien. Inexistants hier ils le seront à nouveau demain. Nos pays, nos langues, nos cultures ne sont que mouvements de surface que la vie aura tôt fait de rejeter dans les profondeurs du hasard et du chaos. Nos noms, nos sociétés, nos races n’ont pas plus d’importance que les frémissements de l’onde lorsque le vent vient en agiter la surface. Concours de circonstances, hasards, télescopages, rencontres, unions et désunions. "Identité nationale", "Français de souche", "droit du sol" ou "droit du sang"... autant de purs produits culturels fabriqués par nos sociétés et qui ne signifient rien. Ils ne sont là, en définitive, que pour servir nos illusions, nos certitudes, nos intérêts personnels... Ils ne sont là que pour combler et palier notre faiblesse à comprendre et à appréhender la vie dans sa plus grande et véritable dimension. Ils ne sont là que pour suppléer à nos petites médiocrités humaines et justifier nos sécrétions acides. Toutes les histoires de tous les pays nous apprennent que depuis la nuit des temps, aucune nation n’a jamais cessé d’être le produit, le mélange, le résultat de la rencontre d’autres nations, et ce, toujours pour des impératifs de survie. L’échange, la communication, le commerce, les conquêtes ont tour à tour défait et refait les nations comme les cadavres nourrissent le sol qui donnera à son tour vie à d’autres organismes. Ainsi va la vie et tout n’est que frémissements de surface.
L’expression qui consiste à dire que certaines personnes, auparavant très proches, voire intimes, sont devenues littéralement étrangères les unes pour les autres n’est pas une simple image, mais une réalité de fait. Chacun, au regard de ce qu’il fut par le passé, n’est-il pas devenu étranger à lui-même ? La vie quotidienne, les rencontres, les évènements, les blessures, les passions ; les rêves oubliés, accomplis ou en attente d’être réalisés sont autant d’éléments qui nous informent et nous transforment jour après jour. Cela parfois au point de tellement nous éloigner de nous-mêmes que nous avons alors la sensation d’avoir vécu plusieurs vies au travers de personnalités différentes. Bien sûr, dans les grandes lignes, nous sommes toujours les mêmes. Mais en apparences seulement. Car ce ne sont pas ces « branches maîtresses » que sont les aptitudes, les prédispositions, la couleur des yeux ou de la peau qui font notre identité et notre personnalité. Ce sont, bien au contraire, tous ces infimes petits moments qui se succèdent tout au long d’une vie, qui chaque jour, chaque minute et chaque seconde nous déconstruisent et nous reconstruisent. Ils sont comme les feuilles d’un arbre qui chaque printemps se renouvellent et le font vivre, apparemment identique à lui-même. Notre mémoire individuelle ou collective n’est qu’un outil, un moyen élaboré par la nature et la vie dans le seul but de développer l’individualité et la société qui assureront, à leur échelle, la survie de l’espèce qui n’est qu’un prétexte à la continuation de la vie à travers la matière et la chair. Mais notre véritable conscience, notre véritable présence au monde se fait par « les feuilles de l’arbre ». Autrement dit par toutes ces petites rides de surface qui nous animent et nous orientent bien malgré nous vers un destin sur lequel nous n’avons aucune emprise. Nous ne sommes que parce que nous nous souvenons d’avoir été. Aussi le respect, le devoir, la morale, la reconnaissance de ses proches comme toutes les valeurs traditionnelles de nos sociétés ne veulent plus rien dire une fois passé ce cadre. Dans l’absolu, nous ne devons rien à personne parce que nous ne sommes personne. Simplement l’expression de la vie mise en forme localement dans la chair et le sang, simples modalités de la matière.
Hasards, concours de circonstances ; liaisons et lésions ; collisions et collusions à profusion ; fissions, fusions et confusion à tous les niveaux de la matière. Le tout au sein d’un cataclysme qui n’a jamais cessé depuis 13,7 milliards d’années.
Sébastien Junca.