Jean-Jérôme[1]a 36 ans. Il vit à Plessis-lès-Tours, une bourgade riante nichée dans les collines tourangelles. Depuis un an, il restaure avec sa compagne un corps de ferme du XVIIème siècle, acquis pour une bouchée de pain auprès d’une vieille rombière mourante. A priori, la vie lui sourit. Mais pourtant, tout n’a pas toujours été rose pour Jean-Jérôme.En effet, en 2012 il était loin de se douter qu’il finirait exilé au fin fond de l’Indre-et-Loire comme un septuagénaire. Il habitait avec Maryse, sa compagne depuis 2007, un duplex boulevard Richard-Lenoir et dirigeait une petite start-up numérique spécialisée dans l’édition de calendriers érotiques. Son affaire marchait bien et il se voyait déjà conquérir le marché asiatique.« J’aimais beaucoup mon travail, j’étais vraiment l’archétype du jeune cadre innovant et sympathique. Si j’avais pu me douter que ma vie basculerait aussi vite ! »
Une vie de trentenaire comme beaucoup en rêventÀ cette époque, Jean-Jérôme a un rythme de vie très intense. Levé tous les matins à 9h15, il enchaîne les rendez-vous et les points techniques avec son équipe, six jeunes diplômés qu’il a recrutés à la sortie de leur école, tout aussi innovante. « Je ne voulais que des petits nouveaux. C’était l’idée de la boîte : du sang neuf, un grain de folie ! On passait des soirées incroyables. Ça finissait souvent en afterau Motel à Bastille. Qu’est-ce qu’on s’en est mis alors ! »
Jean-Jérôme rentre souvent vers 3 ou 4h du matin, et, dans l’enthousiasme de la jeunesse, il n’hésite pas certains jours à reprendre le travail jusqu’à l’aube. Un régime que son corps ne parvient pas toujours à encaisser.« Je passais des jours entiers dans le brouillard. Je ne voulais pas que les collègues le voient, encore moins les clients, alors je faisais semblant de comprendre ce qu’on me racontait. Parfois, c’était dur. »Maryse s’inquiète de le voir passer ses pauses-déjeuner à faire des Sudoku en prenant de la cocaïne. Elle constate aussi que son obsession du travail a pris des proportions inquiétantes : Jean-Jérôme voue un culte morbide à Fleur Pellerin, il lui a dressé un autel dans la cuisine, et tous les matins, avant de partir pour le premier brief, il brûle de l’encens devant son icône. Elle pense que cela va trop loin.
Les familles nombreuses: l'avenir de la FranceEt puis, Jean-Jérôme a envie de découvrir les joies de la famille. Depuis tout petit il conserve ses collections de la Bibliothèque verte. Treize à la douzaine[2], surtout, l’a beaucoup marqué. « Je trouvais géniale cette histoire d’une famille nombreuse, très unie autour de la figure paternelle ! Ils trouvaient toujours des astuces géniales ; la méthode du papa pour faire passer le brevet de dactylo à ses filles me paraissait extra. Evidemment, je me doutais que c’était un peu misogyne, cette maman qui pouponne en non-stop pendant que le père est centré sur ses inventions, mais bon, je m’en fichais un peu… Je crois que c’est un livre qui m’a beaucoup inspiré pour ma vie d’adulte. »
Ghislain Matias, par contre, est adulé. Il vient justement de remporter un gros marché avec les îles Vanuatu. « J’avais l’impression que les gens me prenaient pour un loser. »La vie privée de Jean-Jérôme n’est d’ailleurs pas aussi excitante que ce qu’il espérait. « Rien à voir avec Treize à la douzaine : une arnaque ce truc ! Dans le livre on dirait que les repas se préparent tout seuls, que c’est sympa de se lever la nuit pour s’occuper d’un môme. Mais rien du tout, j’étais crevé en permanence, pas moyen de travailler sur mes projets perso. »En effet, il espère profiter de son temps libre pour filmer des vidéos exposant son projet pour une conversion énergétique globale, exploitant les résidus de capsule Nespresso. Mais impossible de se concentrer, sa vie entière tourne autour de sa fille.Planifier, gérer, organiser: la nouvelle vie du jeune homme« Il faut dire qu’elle m’en faisait voir. La nuit, c’était un vrai cauchemar. Maryse dormait comme un sonneur, et de toute façon elle m’avait prévenu que ce serait à moins de m’en occuper. C’était à chaque fois le même rituel : à 3h30 ma fille essayait d’escalader la penderie, il fallait que je l’aide, et une heure plus tard elle voulait redescendre ! Je n’ai jamais compris ce qu’elle avait dans la tête. En tout cas, plutôt que de le faire discrètement, elle s’abattait comme une masse sur le plumard. Et là, elle se mettait à farfouiller par terre. Tous les jours j’essayais d’éliminer de l’appart les objets avec lesquels elle aurait pu jouer : papiers d’emballage, allumettes, chaussettes sales, billes, couteaux, boutons de culotte, pralines de Montargis. Mais rien à faire, elle en trouvait toujours d’autres. Pendant une ou deux heures elle courait comme ça dans tous les sens, comme une crétine. J’avais beau lui hurler dessus elle recommençait, ça avait l’air de l’éclater. Et le jour, quand j’aurais été disponible pour m’occuper d’elle, elle ronflait sur une chaise. Tu parles d’une relation parentale épanouissante ! »
[1] Les prénoms ont été changés, dans l’intérêt des enfants et des animaux.[2]Roman américain de Frank et Ernestine Gilbreth, paru en 1948, expliquant en toute franchise qu’on peut gérer une famille nombreuse comme une usine de voitures.