Journée normale dans une semaine normale. Affalée sur la molle banquette du bus 34 à destination de la gare de Melun, je prends le temps de consulter la presse de qualité sur mon téléphone : PurePeople a consacré un article à Jennifer Aniston qui vient de taper 45 ans et n’est toujours pas mère.Qu’en avons-nous à faire, me demanderez-vous ? Moi, pas grand-chose, mais les feuilles à scandale US, apparemment, se penchent tous les jours sur la question.Il ne se passe donc pas une semaine sans que la pauvre femme se voit affublée d’un ventre postiche par retouche Photoshop et n’apparaisse, en une d’un magazine quelconque, barrée d’une citation en lettres jaunes : « I’m pregnant at last ! »
Bien.Nous voilà au cœur de l’exposé.Des individus de types sociaux variés, a priori un peu éduqués, peuvent donc proférer en public une phrase aussi ouvertement tarte que « les femmes qui n’ont pas d’enfants sont égoïstes ».Je vous propose donc de vous associer à mes efforts pour comprendre ce qui, dans les processus cognitifs de ces individus, a cessé de fonctionner et d’en tirer des leçons pour leur permettre, à eux aussi, de réfléchir comme les autres.
Etape 1 : circonscrivons le problèmeJe rappelle que la proposition ne concerne que les femmes, et a priori pas les messieurs, dont on ne demande pas s’ils sont égoïstes, de toute façon ça n’est pas leur job de veiller à la cohésion du groupe. Eliminons donc de notre démonstration les quelques milliards d’êtres de sexe masculin qui pourraient, eux aussi, se sentir vaguement concernés par le problème de la procréation et par ses ramifications morales.
Etape 2 : évaluons les présupposés du problèmeL’enseignante citée plus haut n’a pas développé sa pensée, mais c’est tout un univers de concepts d’une incroyable profondeur qui se déploie sous nos yeux. Nous voyons en effet surgir, sous la baguette magique de la théoricienne, l’Individu, la Liberté, la Famille, l’Autre, le Temps, la Société, et tous leurs amis. De quoi peupler toute une cohorte de dissertations de philo de Terminale.Ces concepts, qui ont donné du fil à retordre à un certain nombre de types assez malins, sont traités ici de manière expéditive. Pour comprendre l’adéquation quasi surnaturelle que fait la locutrice, je vous propose de renverser la proposition.Si une femme qui n’a pas d’enfants est une sale égoïste, c’est qu’une femme qui a des enfants est un modèle d’altruisme.Oui donc certes.Cela nous ouvre des perspectives stupéfiantes.Si les mères de familles sont toutes, collectivement et en tant que groupe d’intérêts, altruistes, je m’étonne tout de même que la société française ne soit pas un havre de solidarité et de communion fraternelle. Parce que tout de même, la majorité des femmes choisissent encore de faire des enfants. Alors pourquoi diable y a-t-il encore des inconscients pour mourir de froid, de faim, de solitude, de désespoir, alors qu’ils sont entourés de centaines de milliers d’êtres altruistes et quasiment angéliques ? Je m’y perds.
Etape 3 : revenons au problème initial avec un regard neufNous avons vu que l’adéquation procréation = altruisme était, au minimum, assez tirée par les cheveux. Voyons désormais si son contraire tient davantage la route.En affirmant qu’une femme sans enfants est égoïste, on suppose par principe qu’elle ne fait rien au service de la communauté. Où a-t-on vu qu’une femme, quand elle ne pouponne pas, est forcément une saleté aigrie repliée sur elle-même, ridée comme une vieille pomme et dépourvue de toute forme d’empathie ?Ah oui, dans la littérature misogyne du XIXème siècle.On peut pourtant identifier un certain nombre de personnalités féminines qui, sans avoir eu d’enfants, ont eu un engagement politique, associatif, artistique, au service des autres, et ont pu d’ailleurs y consacrer une énergie considérable.Mais mon argument est bancal : depuis quand la politique permet-elle de se dévouer aux autres ? Tout ceci est absurde. La politique, l’humanitaire, l’enseignement, ce sont des activités de sales cons égoïstes qui ne pensent pas une seconde à alléger les souffrances de leur prochain.La preuve : depuis mille cinq cents ans l’Occident est empli de femmes atroces qui prient et chantent toute la journée. Les saletés. Des nonnes, il paraît que ça s’appelle. Pas une qui se soit décidée à faire des enfants !
Il ne nous reste qu’à conclure : Jennifer Aniston, en fait, elle fait ce qu’elle veut, et on s’en moque.