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Le bon choix du Prince
Sur ma terrasse. La mer et la plage sont là pour moi, à deux pas dans l’obscurité de la nuit. Pour moi seule, car aucun autre bungalow en rondins comme celui où je loge n’est occupé. A part celui du photographe, parti faire la rumba au village. Je suis seule à entendre bruire la forêt et le jardin derrière ma maison, mais à ne prêter l’oreille qu’au souffle des vagues. Je savoure cette chance et la poésie du moment. Cette île de Principe (ainsi baptisée en hommage au Prince du Portugal, quand les navigateurs ont débarqué) où nous terminons la découverte de l’archipel est exceptionnelle. Sa beauté reste quasiment intouchée, rien ne la perturbe à part quelques villages et la bourgade de Santo Antonio, une capitale beaucoup plus modeste en maisons et en créatures humaines que le seul quartier où je vis, en France.
Les gens sont tranquilles, ils ont leurs soucis comme tout le monde, mais les soucis se délitent avec la langueur du climat et l’impossibilité, de toute façon, de les résoudre. Au bord d’une plage lumineuse nichée dans un lagon turquoise, une femme presse la chair de noix de coco dans une bassine. Les vieux assis non loin contemplent son travail et ses bras vigoureux. L’huile de noix de coco, toute chaude sous le soleil, dégage une odeur âpre. J’achète un litre de ce nectar, versé dans une bouteille en plastique. Ce village a un nom de rêve, Abade (a-bââ-di) et c’est un rêve.
Des langoustes et du poisson, des légumes, des fruits, il y a de tout ici, même si les habitants n’en font pas leur ordinaire et vendent ce qu’ils peuvent. A en juger par l’éclatant sourire de l’adolescent qui révise sa bio sur sa terrasse (il veut devenir fonctionnaire), par les piaillements des petits qui jouent autour des maisons, à voir l’atmosphère paisible du village, cet endroit ressemble à une conception du paradis (une conception, car j’ignore à quoi devrait ressembler le paradis pour de bon). La baie s’ouvre au loin vers de hautes montagnes cachées par une brume de chaleur, le sable est si blanc qu’on peut à peine le regarder et l’eau fait sa coquette avec tout un tas de dégradés de bleu. Il n’y a pas d’hôtel de luxe et encore moins de route fréquentable, car il faut tituber en 4×4 près d’une heure pour atteindre le paradis. Par contre, il y a une menace : au large de Principe, un important gisement de pétrole doit être prochainement exploité. Le gérant sudafricain de l’hôtel, un écolo convaincu, explique que de lourdes infrastructures sont programmées sur l’île de Principe pour organiser cette extraction. Même le lagon Banana Beach où a été tournée une fameuse pub pour le rhum Baccardi serait spolié par des installations. Ce soir, sous ces étoiles pour moi toute seule, je préfère imaginer que rien de tout cela n’arrivera. Je repense aux yeux incroyables d’Antonio le serveur, des yeux si verts et si clairs dans un visage sombre qu’ils dérangent presque. Curieux métissages qui plantent au hasard, en les brassant, les gènes des Portugais ou, aujourd’hui, des Blancs sudafricains ou des Indiens de Madras en même temps que ceux des ancêtres Angolais, Capverdiens, Ghanéens ou des arrière grands-parents de Macao. Le cuisinier de l’hôtel est Indien, sa copine santoméenne a la peau très noire. Les mélanges continuent et je devine qu’ils posent très peu de problèmes liés à la couleur de la peau. Et pourtant, personne n’a oublié l’histoire mouvementée de l’esclavage et de la domination des colons blancs, dans ce pays. Je crois bien que c’est là que réside la substance de l’archipel. São Tomé a mille saveurs et mille couleurs, des plus attirantes aux plus inattendues. C’est un choix du Prince, un don de la nature pour que les hommes y façonnent leur histoire. Mais à tout moment, la placidité et la paix peuvent basculer dans la violence et le chaos. C’est aussi vrai pour le climat et la géographie mouvementée de São Tomé que pour sa population. Et partout des cicatrices géologiques et des stigmates comme les plantations désaffectées ou des momuments commémoratifs des révoltes d’esclaves témoignent de ces retournements soudains. Tant mieux. Nous n’avons plus qu’à faire attention.
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Merci à Sabine pour ce texte que nous sommes très heureux de publier. Alors si vous aussi vous souhaitez publier une parcelle de votre vie ou de votre imagination, envoyez la à notre adresse e-mail : [email protected]