Derrière le mur en contreplaqué, des explosions retentissent à intervalles réguliers. Quand Juliette ose jeter un coup d’œil par la fenêtre, elle voit passer des lambeaux de banderoles, des casquettes, et de foisonnantes chevelures féminines éparses dans le vent.« J’ai peur », souffle-t-elle.« Il n’y a pas de quoi. »Dans cette ambiance d’apocalypse, Matilda semble parfaitement décontractée. Elle roule depuis vingt minutes une cigarette entre ses mains robustes – cigarette qu’elle ne fumera pas, car elle est respectueuse du règlement intérieur qui précise qu’on ne doit pas polluer les espaces intérieurs du lycée avec des fumées toxiques.« Tous les ans c’est pareil. Tu t’habitueras. »Une cavalcade enfle dans le couloir, puis s’éloigne. Juliette est tassée au sol, petit paquet épouvanté que l’assurance de Matilda ne saurait réconforter. Qui sait si on ne va pas trouver leur cachette et les obliger à sortir ? On leur a bien dit, pourtant, qu’il ne fallait pas entrer !Juliette, Matilda, et leur acolyte de hasard, Quentin, sont tous les trois élèves au lycée Flora Tristan, Juliette en 2nde, Matilda et Quentin en Terminale. Ils ne se connaissent pas. Ce matin, un mardi, ils sont arrivés au lycée à 7h45, comme c’est leur habitude, Matilda parce qu’elle aime fumer une cigarette avant de passer la grille, Juliette parce qu’elle est désespérément ponctuelle, et Quentin, parce que… eh bien, on ne sait pas, parce que Quentin, personne ne le connaît.Ils l’ignoraient, mais ce matin-là, à Flora Tristan, c’était blocus. Le vendredi précédent, le rectorat avait annoncé la suppression d’un demi-poste de CPE pour la rentrée 2037. Les élèves, qui jusqu’ici s’étaient fort peu souciés des conditions de travail des deux CPE, Jean-Claude Gubert et Marie-Line Martin, voire, dans leurs moments d’égarement juvénile, avaient tenté le plus qu’il leur était possible de leur ruiner l’existence, s’étaient subitement mobilisés pour garantir un libre accès de tous à l’éducation, au savoir et autres choses de ce genre.À7h50, les plus matinaux d’entre eux avaient donc entrepris de dresser devant le portail du lycée une barricade sommaire faite de poubelles et de lampadaires municipaux. Ils en avaient profité pour signaler à leurs camarades que toute tentative de franchir ladite barricade serait prise pour une trahison au profit du Grand Capital et commencé à rosser un petit groupe d’élèves de Terminale S préoccupés par « leur préparation du bac, ouais on a physique à 8h ! »Le proviseur, Charles-Edmond André, devant ces débordements, avait aussitôt fait appel à la police, qui s’était mollement précipitée vers les coups de 8h24.
Histoire de MatildaComment une dame de Champigny-sur-Marne, passionnément amoureuse d’un jeune homme bien placé à la cour, et qui lui promettait une fidélité éternelle, découvrit qu’il était moins beau de cœur que de visage.ₓₓₓₓₓₓₓₓₓₓ
En la ville de Champigny-sur-Marne résidait autrefois une dame d’une grande beauté. Comme elle était aussi vive d’esprit que réputée pour sa vertu et sa constance, elle était recherchée par tous les jeunes hommes de la ville ; mais elle n’accédait jamais à leurs sollicitations, car elle souhaitait d’abord obtenir son baccalauréat avec mention et être sélectionnée dans le BTS de son choix.Sa mère et sa mamie, avec qui elle vivait, étaient très fières de sa réputation sans tache et l’encourageaient se réserver pour un homme qui saurait la mériter.Un jour qu’elle sortait du lycée pour fumer sa cigarette de la mi-journée, elle aperçut un jeune homme qui demeurait seul sous un platane déplumé. Il lisait un ouvrage. La dame, qui avait des lettres, reconnut la collection « Le sens commun » des Editions de Minuit.C’était La Reproduction : Eléments d’une théorie du système d’enseignement, de Bourdieu et Passeron.
« C’est une vraie histoire ? », demanda Juliette. « Bien sûr, je la tiens de la fille même à qui c’est arrivé. » « C’est horrible ! Elle n’a pas trop souffert ? Les hommes sont des sans-cœur ! » « Tu l’as dit, bouffi. » Quentin intervient dans un ricanement : « Elle est stupide ton histoire ! Ta fille n’a pas réussi à se douter en quatre mois que le type la menait en bateau ? Elle sort du couvent des Oiseaux ou quoi ? » Matilda s’insurge : « Et comment pouvait-elle le savoir ? On n’est pas censés faire confiance à notre prochain, peut-être ? » « Peuh, la confiance… Il a eu raison de se comporter comme il l’a fait. Qui peut croire qu’un jeune homme, beau, intelligent et populaire, va se contenter d’une relation avec une gourde qui vit avec sa mamie ? Il mériterait bien la vie minable qu’il se serait faite ! » Juliette geint soudainement : « Mais ça veut dire que ça peut arriver ? » Matilda et Quentin se tournent ensemble vers elle : « Mais oui, puisqu’on vient de te le dire ! » Elle sanglote. Matilda s’attendrit : « Faut pas te mettre dans cet état, il y aussi des types bien. Allez, pour te changer les idées, toi aussi tu vas nous raconter une histoire, et elle se terminera bien ! » Juliette sort son visage de ses mains : « Je peux ? » « Mais oui, allez. »
Histoire de JulietteComment un petit chien courageux réussit à mettre en fuite un vilain militant d’extrême-droite.ₓₓₓₓₓₓₓₓₓₓ
Il était une fois un petit chien courageux qui vivait dans une ville minière du Nord de la France. Sa vie était un peu triste : il ne faisait pas très beau, la ville n’était pas très propre, et surtout, son maître, André dit la Cagnotte, était un peu seul et dépressif.En effet, la Cagnotte était le dernier communiste de la ville, et il n’avait pas d’amis à qui raconter ses histoires.Quand sa sœur ou son cousin Julot passaient à la maison, ils finissaient toujours par lancer André sur le thème des immigrés voleurs d’emplois ou de Schengen qui nous a envoyé tous les Roms, et ça l’énervait beaucoup, André, donc il finissait par mettre à la porte la cousine ou Julot en leur balançant par-dessus la tête leur manteau, leur sac de courses et leur Télé Grandes Chaînes.À chaque fois le petit chien était triste parce que la Cagnotte finissait la soirée bourré à regarder l’émission culturelle de Laurent Goumarre sur France 5. Et le petit chien en avait assez d’être privé de sortie et de regarder Fanny Ardant revenir sur ses années 80.
« J’ai rien compris. » « Qu’est-ce que tu n’as pas compris ? » « C’est quoi cette histoire de Jeanne d’Arc ? Je ne vois pas le rapport avec ce qui précède ? » Quentin semble un peu échauffé par l’histoire de Juliette. « Mais si : le monsieur tout propre est un militant d’extrême-droite qui veut convaincre les gens de renouer avec des pratiques superstitieuses au lieu de voter utile ! » Matilda intervient furieusement : « Quelles pratiques superstitieuses ? Ma mamie aime beaucoup Jeanne d’Arc ! D’où tu te permets de juger ? » Quentin continuait à grommeler : « Mais c’est qui cette meuf, Jeanne d’Arc ? Quel rapport avec le communisme ? » Juliette est de nouveau prête à pleurer : « Je suis désolée, je pensais que ça vous plairait… Bon, Quentin, si tu veux bien, tu peux nous raconter une histoire ? » Il interrompt son monologue et réfléchit : « Oui, d’accord, j’en ai une qui devrait faire l’affaire. »
Histoire de QuentinComment un prof d’histoire-géo sadique est finalement démasqué et finit humilié dans la presse locale, pour la plus grande joie de ses élèves.ₓₓₓₓₓₓₓₓₓₓDepuis trois mois la classe de TES1 vivait un cauchemar sans nom. Leur prof d’histoire-géo super sexy de l’année d’avant, Mme Méglet, était partie, et avec elle une grande partie de leurs rêves adolescents s’était évanouie. Les garçons ne savaient plus qui mater, les filles ne savaient plus qui imiter, bref, ça ne tournait pas rond.Surtout, le remplaçant, M. Mercier, était une vraie teigne.Au lieu de diriger ses cours d’une voix ferme mais bienveillante, et d’accueillir les élèves à la pause pour écouter leurs peines de cœur et leurs bavardages charmants sur les cours « trop nuls » des autres profs – « Ça n’est jamais clair comme avec vous ! » - il les traitait comme un caporal-chef. Il aimait bien, en particulier, initier sa séance par un chapelet d’insultes :« Bande de rats ! Vous faites peine à voir ! Si j’avais eu la même face de moule que vous devant mon père, il m’aurait botté le cul ! »À l’interclasse les filles pleuraient, les garçons, sous leurs grands airs, grelottaient, et même Zoé, la déléguée, n’osait plus sortir les diatribes dont elle usait et abusait à l’encontre de M. Traoré, le professeur d’espagnol bègue.En début de trimestre, M. Mercier leur avait annoncé qu’ils devraient préparer un dossier d’analyse d’un fait d’actualité. Il y a trois semaines ils l’avaient rendu, les moins moites, craignant les commentaires désobligeants qu’il répandait par-dessus leurs têtes courbées : « Toi, face de nem, dépêche… Maman a voulu te faire bosser au restau cette nuit, c’est ça ? Evite-moi tes excuses en carton… Oui tu peux le rendre demain, mais ça partira direct dans la mangeoire de mon chien. Toi poupée, arrête de faire ta biche, parce que ta prose ne vaut pas un clou ; je le vois à la première page. « Madame Nadine Moranau est une députée française très apréciée de ses électeur » : ah ah ! tu me fais rire, pauvre tarte. Toi, l’endive, arrache-toi deux secondes à la contemplation stupide de ton nombril et rends-moi ton chef-d’œuvre. Qu’est-ce que tu as choisi ? La culture des jeux vidéo chez les Papous d’Amérique centrale ? Non, même pas. « Enjeux de pouvoir dans la Corée de Kim Jong-un ». Rien que ça. Tu parles qu’un guignol comme toi peut y comprendre quelque chose. »
Juliette sort de sa rêverie : « Je trouve ça assez beau, ton histoire. J’aime bien les gens qui ont des vies atypiques. Mais pourquoi est-ce qu’il n’est pas revenu le lundi ? Ça avait l’air d’être un bon professeur. » Matilda renchérit : « Oui, je suis d’accord, l’histoire ne finit pas bien pour lui, mais ça n’est pas trop mérité. Il a fait ce qu’il a pu pour les faire progresser. » Juliette : « Oui, surtout qu’aujourd’hui, les élèves ne sont pas faciles. » Quentin les considère avec mépris : « Vous ne comprenez rien. Ce type était dangereux. J’ai eu un mal de chien à le faire dégager. » Juliette : « Ah bon ? parce que c’était toi, Titus-Octavien ? » « Mais évidemment ! Tout comme Matilda était la dame et toi Mémé Mireille. Attendez ! je crois que j’entends du bruit. Pas vous ? »En effet, un grondement sourd envahissait peu à peu le lycée, semblable au gave de Cauterets lorsqu’au printemps il sort de son lit. Juliette et Quentin échangèrent des regards apeurés. « Ce sont les flics, tu crois ? » « Non », dit Matilda. « C’est pire ».