J’achevais ces derniers jours un ouvrage que Ryszard Kapuściński a consacré aux Histoires d’Hérodote[1]. Kapuściński est un journaliste polonais réputé pour ses grands reportages menés en Afrique et au Moyen-Orient. Hérodote, eh bien, c’est à peu près le même personnage, mais deux mille cinq cents ans plus tôt : Grec d’Asie mineure, il arpente le monde connu, à savoir les pourtours de la Méditerranée, pour tenter de comprendre les mobiles secrets des grandes tragédies de l’époque, en particulier de la guerre gréco-perse qui a laissé Athènes en cendres une génération plus tôt.
Contre toute attente, Darius ne réagit pas de cette manière. (On se demande un peu ce qui l’en empêche, puisque la règle d’or chez les souverains achéménides est de couper aux gens toutes sortes d’excroissances quand ils ont besoin de se défouler un coup : un téléfilm assommant sur TF1 ? Et hop que je coupe des têtes au service des programmes !)Pourtant, je le découvre en progressant dans ma lecture, il est tout à fait ignominieux chez les Perses de déambuler sans oreilles. C’est la marque distinctive des prisonniers réduits en esclavage. (Pratique, en effet, d’avoir un esclave sans oreilles : on ne risque pas de le confondre avec une statue.) Il semble donc que Zopyre ait voulu se punir de l’échec collectif de l’armée et insinuer que ce siège serait, en somme, une grosse honte. Je laisse la parole à Kapuściński.« De manière significative, Zopyre ne considère pas l’affront des Babyloniens comme un préjudice individuel dirigé contre lui. Au lieu de dire : « Ils m’ont outragé », il dit : « Ils nous ont outragés, nous, l’ensemble des Perses. » Mais pour échapper à cette situation humiliante, il n’envisage pas d’entraîner tous les Perses dans une guerre, il entreprend un acte isolé, individuel d’autodestruction (ou d’automutilation), acte qui, pour lui, représente une libération. »[2]Si je résume, on nous dit donc que Zopyre, parce qu’il est humilié que l’armée perse passe dans son ensemble pour un ramassis de crasseux, décide d’assumer franchement la situation et retourne l’insulte contre l’insulteur : eh bien oui, je suis un inutile et une jambe cassée, la preuve ? je n’ai plus de nez.Subtil.Zopyre, en tout cas, n’a pas trop mal évalué l’humeur de son souverain puisque celui-ci, loin de lui ratiboiser les quatre membres, lui confie la direction de la contre-offensive ; et Zopyre, malin comme un singe, parvient à amadouer les Babyloniens et à les faire trucider jusqu’au dernier.Mais arrêtons-nous sur l’affaire du nez. A la première lecture, il m’a semblé qu’Hérodote allait un tout petit peu trop loin et que l’acharnement morbide de Zopyre était à mettre dans le même sac que le viol collectif des Amazones par une bande d’ados prépubères et la surexcitation de Xerxès fouettant l’Hellespont à coups de martinet. Mais à tout bien prendre, son geste est assez humain. Face à une humiliation, réelle ou imaginaire, il y a trois attitudes envisageables. Laisser couler (c’est ce qu’on recommande généralement aux Parisiennes dans leur rapport à la gent masculine fréquentant les transports en commun). Se révolter de manière positive et efficace, en se syndiquant/en votant EELV/en mettant son poing dans le nez de l’agresseur. Ou retourner l’humiliation contre soi, pour lui donner un sens tout à fait différent de celui que l’insulteur comptait y mettre. Zopyre se sent traité comme un esclave, il devient un esclave. On en use de même avec les vocables peu amènes concernant les femmes : tu me prends pour une salope ? Je récupère le terme et en fais une arme rhétorique contre les discours vains des misogynes.Le geste de Zopyre me fait aussi penser à une analyse lue récemment concernant les jeunes Européens rejoignant l’armée de l’Etat Islamique : beaucoup se sentiraient victimes d’un « défaut d’être » ; les sociétés dans lesquelles ils évoluent leur dénieraient la reconnaissance sociale, ethnique ou religieuse dont ils ont besoin pour s’affirmer. L’auteur de l’article s’étonnait à juste titre que parmi ces recrues, plusieurs aient joui d’avantages sociaux considérables dans leurs pays d’origine, études ou professions prestigieuses par exemple, et n’aient pas vraiment souffert, à première vue, d’un quelconque défaut d’être. Il concluait ainsi : la sensation de n’être pas reconnu peut découler d’un échec non pas personnel, mais collectif ; ces jeunes se sentiraient meurtris par les humiliations subies par leur communauté religieuse, et en réaction développeraient des comportements qu’on pourrait qualifier, au minimum, d’assez peu positifs.Hérodote avait sans doute flairé un peu de cela en racontant l’histoire de Zopyre. Ce charmant jeune homme, qui a tout pour réussir, à qui l’affaire de Babylone devrait, au fond, très peu importer, qui retrouvera femmes et enfants à la cour de Suse, se transforme en épouvantail humain parce qu’il fait corps avec l’idéal aristocratique de l’armée perse. Je ne sais s’il faut excuser sa démence, mais Darius, en tout cas, termine sa guerre sur une remarque amère :« Ah ! si seulement Zopyre avait pu conserver son nez ! »
[1] Ryszard Kapuściński, Mes voyages avec Hérodote, Pocket, 2006[2] R. Kapuściński, Mes voyages avec Hérodote, p.165