Assis à la terrasse de ce bar au coin de la rue, je sirote ma bière tout en regardant ce joueur de guitare. Il est blond. Une couette trône en guise de couronne sur sa tête. Il n'a vraiment pas l'air très grand et a la peau sur les os, comme on dit chez nous. Je l'observe du coin de l'œil. J'admire ses doigts qui dansent sur les cordes de son instrument. Les yeux vaguent transportés dans un autre monde.
Il est assis en tailleur. Il ne voit personne à l'exception des notes qui virevoltent autour de lui, celles qui lui soufflent la vibration rythmée. Son corps se transforme en partition. Il est déconnecté de la rue et des passants qui s'arrêtent pour admirer voire regarder cet étrange personnage. Il est vrai que son look n'est pas commun. Il porte un uniforme personnalisé. On se croirait dans la période hippie peut-être. Mais peu importe, mon esprit entend la demande de voyage de ce musicien.
Je suis là, face à mon verre vide depuis plus d'une demi-heure. J'ai rendez-vous mais je suis retenu par la force endiablée de l'oreille. Je n'entends plus les bruits, je ne vois plus mon environnement. Je suis envoûté, entraîné. Je me sens me lever. Je sens mes membres traduire les sons. Je sens mon corps se tortiller de plaisir. Je me sens en apesanteur. Mon corps s'exprime, mon esprit suit le rythme. Je ne pense plus à ce rendez-vous, je ne pense qu'à me libérer. Je ne suis plus stressé. Je ne cours plus. Je me détends. Par hasard, je viens de trouver l'harmonie qui me manquait. Je ne suis plus l'homme pressé. Je ne suis plus l'homme aigri par le manque de zen attitude. Pour la première fois de ma vie, je suis devenu moi. Je me parle. Je suis dans la bulle que ce musicien m'offre. Je prends le temps d'écouter. Je prends le temps de sentir. Je prends le temps de goûter. Je prends le temps de toucher. Je prends le temps de regarder. Je prends le temps, ce temps pour un petit bonheur. Les notes résonnent dans ma tête comme une mélodie d'évasion. Ce jeune homme que je prenais pour un urluberlu me chante la vie. Je suis là, à l'écouter, à le regarder. J'ai tout oublié de mon programme de la journée. Je ne suis qu'un banquier. Mais avant tout je suis un être vivant. Je ne me vois plus. Je me redessine sur les vibrations que me procure ce gamin. Je ne fais plus mon âge. Sur la portée, je viens d'avoir la majorité. Je me découvre. Les battements de mon coeur l'accompagnent.
Soudain, plus un son ne retient mon ouïe. Je le vois se relever. Je le regarde ranger son ami dans son étui. Il ramasse sa veste. Il s'était posé dessus. Il attrape sa casquette, récupère les quelques pièces qu'il a gagnées et les fourre dans sa poche. Mon être tout entier ne peut se détourner. Il secoue sa veste et l'enfile. Puis il part.
Je recommande un verre pour faire perdurer cet instant magique. Après avoir rêvassé, je retrouve mes esprits. Je paye et je file à mon rendez-vous. Il me reste très peu de temps pour être à l'heure. J'arrive et je rentre dans ma banque. Mon personnel me salue. Une fois dans mon bureau, je m'installe. Je ne cesse de savourer ce moment qui m'a fait grand bien.
Toc, toc, toc ! Je me lève. La main sur la poignée, la porte s'ouvre lentement. Je sens que je prends le temps. Quand tout à coup, je ne peux cacher ma surprise. Ce jeune homme est là devant moi. Je l'accueille avec le sourire. Après une bonne poignée de mains, je l'invite à entrer et à s'asseoir. Il n'est pas seul, sa guitare l'accompagne.
Notre entretien est confidentiel. Bien que la crainte de mon métier m'oblige à rester sur mes gardes, j'accepte de suivre son projet.
J'écris ce souvenir au présent, car c'est un présent que je reçus ce jour là. Aujourd'hui il est toujours égal à lui-même, sauf sur un détail peut-être. Il est devenu chef d'entreprise, mais il continue de jouer à la même place pour mon plus grand bonheur. Il m'a vendu le sourire.
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