" SUR LA COURBE DU MONDE "
D e jolis nuages volatils et légers ponctuent Labyrinthe des nuits. On peut feuilleter le livre de nuage en nuage comme un enfant sauterait à cloche-pied sur un gué ponctuant un ruisseau. Nuages promesses d'une lecture vagabonde aérienne subtile ? Peut-être.
À sauter de page en page sans s'attarder à la lecture, on est frappé par la diversité des formes que prennent les poèmes dans l'espace, tantôt très brefs, tantôt constitués de strophes de trois ou de quatre vers. Tantôt déployés sur une pleine page. C'est dans ces irrégularités - baroques ? - que Maryline Bertoncini construit sa propre régularité dans l'inventivité poétique qui est la sienne. Des mots immédiatement visibles/lisibles reviennent, comme autant de points perceptibles ourlés dans la trame du poème. Lilas / Leyla / Lavande / Lave / Lacets / Inlassable / Lacis / Flamme... " Là ". La tonalité musicale du recueil serait-elle en " la " ?
Parfois, des inserts en italien (et en italiques) se glissent entre les mailles, qui apportent à la broderie du poème un motif nouveau, musique douce à l'oreille, vol de guêpes dans la première lumière, " ronzio che precede la prima ora del mattino ".
Dès la lecture de " Nuit de Lilas ", un univers d'" outre-monde " s'ouvre. Lié à la nuit d'avant l'aube, au silence suspendu qui la caractérise, à peine interrompu par le chant flûté d'un oiseau. Quelque chose de léger s'anime, d'incertain, un cillement ténu, pris dans l'entre-deux des formes. Ainsi de la couleur qui domine, cette couleur lilas, qui draine avec elle ses variantes d'ivresses violines - mauve lie-de-vin lavande - dans un poème ciselé avec art. Les pierres précieuses - quartz obsidienne améthyste - mêlent leurs veines aux entrelacs des plantes, efflorescences et parfums. Inscrit sous le signe d'Orphée, le poème d'ouverture frissonne de ses allitérations en " f ". C'est dans cet univers onirique de pierres et d'acanthes, mélange d'ivresse lumineuse et de nuit, que survient, " nageur inconscient ", celui qui " aborde aux grèves du silence ".
Le lilas lie-de-vin, corolles cruciformes, prépare l'arrivée de Leyla. Un " je " regarde et voit. Leyla à la fontaine, est-ce rêve vision apparition biblique ? Leyla dans ses voiles - voile perse - survient au verger dans un poème aux accents du " Mai " de Guillaume Apollinaire, allure régulière où alternent alexandrins et hexasyllabes :
" À travers le verger bondissant
Dans les voiles légers des nuages de mai. "
Évanescente Leyla qui réapparaît plus loin, en d'autres vers, lacis et lianes du lilas. " Nuit-Femme dans le jour vert ", amante de Majnûn. Violine couleur de la Passion, l'écriture solaire de Maryline Bertoncini est aussi écriture secrète, qui résiste au dévoilement et à la révélation. Langue légère en même temps que recherchée, qui inscrit Leyla-au-lilas dans un univers de couleurs orientales tout autant que méridionales, arabesques et azulejos, chant de cigales et de fifres, ifs lierre et comptines de l'enfance, rouge sang de la grenade que vient interrompre le vert des feuillages. Des images affleurent qui évoquent patios et jardins aux " jaseuses fontaines ". Des toiles d'Henri Matisse semblent s'y superposer, mélanges de lumières de couleurs où exultent, dans un entrelacs de lianes, le midi et l'orient. Un amour secret s'ébauche qui tend sa toile d'un poème à l'autre.
Dolce sorella
nella mia lingua
segreta
Soudain, dans le poème qui met le " Là " en relief, le monde bascule dans un univers autre. Celui des jardins ouvriers du Nord, terres d'abandon aux lisières des villes. Tout un paysage de cabanes à outils terrains vagues carrés potagers grilles et parcelles s'organise, empli de promesses d'ailleurs de rires et de jeux. Paysage des origines d'une même légèreté, d'une même luminosité.
Leyla revient. " Tambour des pâtres ", la mémoire. Et les vers de Nerval affleurent sous ma plume :
" C'est encor la première ;
Et c'est toujours la Seule, ― ou c'est le seul moment "...
Elle revient, Leyla, associée à la nuit dans un poème de haut lyrisme. Un sonnet irrégulier, rythmé par le roulement du " Et " d'appui, anaphorique :
" Et tu es le tambour
Et le pâtre
Et le monde
Et ma douleur qui chante
O Leyla "...
Leyla est-elle " l'inlassable noueuse ", qui tisse, dans le balbutiement des labiales, les " merveilles du jardin perdu " ?
Les années passent. Leyla s'efface pour laisser place à l'absence. D'autres images prennent corps dans l'éclat vibrant du vitrail. Survient le Roi-Cerf, joyaux des couleurs sertis de plomb, blasons de formes entrelacs de figures mythiques flammes et chasses, feux. Le rêve se nourrit de ses propres images. Voratrices, elles sont images puisées à la source d'un " labyrinthe de pensées ", d'où surgit une langue subtile. Par deux fois la poète " s'abreuve à ce fleuve où " ses " pensées se mirent ". S'offrant en pâture aux années, à leur " meute " insatiable, elle se voue tout entière à ses " Ménades intimes ". Pourtant, si la douleur christique du cerf l'habite et la saisit, l'assomption n'est pas loin. Qui se résout dans l'apothéose mystérieuse des constellations. Sous l'onirisme incantatoire des étoiles :
" Altaïr Antarès Enif Eli Sadalmelek
ton gréement dans le vent stellaire scintille au rythme des
constellations
et ta blanche carène est une nébuleuse
qui m'entraîne en son erre. "
Imprégné du symbolisme " fin-de-siècle ", le recueil Labyrinthe des nuits est un ouvrage d'art, où pépitent " émaux et camées " des grandes voix poétiques du passé ― Nerval, Aloysius Bertrand, Baudelaire, Laforgue... Mais la voix que fait entendre Maryline Bertoncini dans ce recueil est une voix singulière, sensible à tous les effluves de vie ; à toutes les veinules odoriférantes et colorées qui irriguent une vie ; comme aux menus accents des moindres cruautés. Même si les mots ne peuvent atteindre les cendres des morts ; même si le poème se clôt sur une impossibilité, les souvenirs poursuivent leur ronde. " Clameurs désaccordées "... " sur la courbe du monde ".
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli