La critique de Castoriadis fonde une réflexion stimulante De la politique à la culture, et des comportements individuels aux mouvements collectifs, La Montée de l'insignifiance propose une analyse de la décomposition du «modèle» occidental. Rencontre à Paris, en mai 1996.
Si sombre que soit l'image du monde contemporain qui se dégage de La Montée de l'Insignifiance, le dernier livre publié par Cornélius Castoriadis n'en illustre pas moins l'une des réflexions les plus nécessaires et les plus toniques du moment sûr le monde dans lequel nous vivons. C'est que Castoriadis est des rares penseurs actuels à prendre vraiment au sérieux la décadence de nos sociétés au nom d'une conception de l'autonomie et de la liberté dont l'Occident fut le creuset.
Tandis que les uns papotent sur «la fin de l'Histoire» et que les autres jabotent sur «le retour de Dieu», Castoriadis, lui, nous confronte à la réalité que notre société de lobbies et de hobbies cherche à se dissimuler dans sa poursuite effrénée de toujours plus de jouissances, d'argent et de pouvoir.
Or loin de se complaire dans le catastrophisme, Castoriadis poursuit un travail de critique et d'autocritique éminemment créateur, nourri par une expérience de longue date.
De fait, c'est à 12 ans (!) que ce Grec d'origine a découvert la philosophie et le marxisme. Affilié aux Jeunesses communistes illégales dès sa quinzième année, sous la dictature de Metaxas, il ne tarda à rompre avec le communisme stalinien pour rallier le trotskisme, duquel il se sépara en 1948, trois ans après son installation en France, pour fonder (avec Edgar Morin) le groupe et la revue Socialisme ou Barbarie, qui durèrent jusque vers les années 1966- 1967.
Historien et économiste, sociologue et psychanalyste, Cornélius Castoriadis a publié de nombreux ouvrages dans lesquels il a notamment étudié les rapports entre les blocs Est-Ouest et décrit la société bureaucratique soviétique, avant de parcourir Les Carrefours du Labyrinthe en franc-tireur de la pensée.
— Qu'est-ce qui, selon vous, caractérise l'époque dans laquelle nous vivons?
— Quels ont les facteurs de ce que vous appelez le «délabrement de l'Occident»?
— Il y a une foule de facteurs, mais auxquels nese réduit pas le noyau de la question. Les facteurs sont l'épuisement dumouvement ouvrier puis du mouvement révolutionnaire, fonction d'une énormedéception, autant à l'égard du stalinisme que de la social-démocratie. C'est leconsumérisme généralisé et le retrait de chacun dans sa sphère privée. C'estsans doute aussi l'usure d'une culture et d'une civilisation, signifiée parl'usure du langage. Mais cela, précisément, renvoie au noyau dur nonexplicable. D. y a eu plusieurs époques dans l'Histoire où l'on croyait quetout avait été dit et que le langage était épuisé, avant qu'une nouvelle époquecréatrice ne revivifie précisément le langage. Prenez la poésie française à lafin du XVIIIe. On dirait qu'elle se borne à l'imitation anémique de la poésieclassique, et puis survient l'explosion romantique qui prouve que beaucoup dechoses essentielles n'avaient pas encore été dites. Je crois qu'il en va demême aujourd'hui. A vrai dire, il est tout aussi difficile d'expliquer ladécadence d'une culture que son émergence.
— La sphère privée que vous évoquez paraît envahir l'univers des médias, à grand renfort de confessions publiques. Qu'en pensez-vous?
— Ce n'est pas le vrai privé: c'est un privé confectionné. Le vrai privé est autre chose. A la limite, c'est précisément ce qui ne ne veut pas se dire. C'est cette racine d'obscurité et d'authenticité que nous portons en nous. Et c'est cela même qu'on ne pourra jamais restituer dans une émission de télévision. Ce qui s'y déploie n'est qu'un simulacre, un déballage vide de sens.
— Pensez-vous que la division interne de la société à deux vitesses puisse engendrer un mouvement social?
— Pour le moment, c'est plutôt le contraire qu'on observe. Tous les dysfonctionnements, tous les mécontentements, tous les excréments de la société se trouvent repoussés et comprimés dans un 15- 20% dela société représentant la catégorie des exclus (chômeurs, immigrés, Noirs auxEtats-Unis), avec pour corollaire la peur du reste de la société de tomber dans cette marge, qui incite les gens à se tenir tranquilles. La minorité des exclus n'est pas suffisamment puissante pour que sa révolte puisse secouer la société. Le mouvement se borne ainsi à des phénomènes d'anomie et d'anarchie, dans nos banlieues ou dans les centres des villes aux Etats-Unis, qui ne se politise pas et ne peut constituer une force historique. Or je crains que cette situation ne dure...
— Que pensez-vous du rôle des intellectuels dans la seconde moitié de ce siècle?
— Dans la deuxième moitié du siècle, le rôle prédominant des intellectuels a été, hélas, celui de compagnons de route du stalinisme puis du tiers-mondisme. Sartre en a été l'exemple le plus caractéristique et le plus attristant. Après 68, le rôle essentiel de la plupart des philosophes et des intellectuels a été d'accompagner le mouvement de privatisation et de le justifier par des positions du genre de celles des structuralistes, à savoir qu'il n'y a rien à faire, que tout est pouvoir, que l'opposition au pouvoir est elle aussi pouvoir — ainsi que l'a incarné un Foucault. Tout cela a joué un rôle très négatif.
— Que faire contre la décomposition?
— Travailler. Elucider. Essayer de faire comprendre. Mais l'effort personnel ne suffit pas: on ne peut pas se substituer à un mouvement social. Il faut donc espérer qu'il y aura un mouvement de redressement...
Un sens à retrouver
Contrairement à ce qui fut claironné au moment de l'implosion du bloc communiste, cette fin de siècle ne sera pas marquée par la «victoire de l'Occident». Parler de «fin de l'Histoire» paraît aussi indécent, face aux tragédies qui se jouent dans le monde, que de s'illusionner à propos de la suprématie de la «démocratie».
Bien plus que celle-ci, c'est la société de consommation qui triomphe aujourd'hui, tandis que se grippent les mécanismes de l'autonomie en matière de politique et de culture, de vie collective et d'épanouissement personnel. Tel est du moins le constat de Cornélius Castoriadis: que l'Occident est en phase de décomposition.La politique y devient lieu de spectacle et de corruption. Les syndicats se muent en lobbies.
La démocratie est manipulée par une oligarchie libérale qui gère des libertés «essentiellement défensives» visant à la seule préservation du bien-être. Le foyer atomisé se replie sur son téléviseur. L'individu perd les repères qui donnent un sens à sa vie et le relient à la communauté.
Laquelle communauté ne sait plus ce qui la fonde, n'était le «non-sens de l'augmentation indéfinie de la consommation».Etourdie par les médias, éblouie par les succès du commerce culturel, cette société se croit très ouverte et très créatrice, alors que sa culture ne fait le plus souvent que reproduire des poncifs avant-gardistes d'avant 1930 ou de se complaire dans le muséisme.
Obsédée par les idées de progrès et de nouveauté, fuyant l'idée de la mort autant que la nécessité de s'auto-limiter, la culture occidentale montre sa décrépitude dans son incapacité à produire de grandes œuvres réellement novatrices en résonance avec l'imaginaire collectif.
Or c'est au nom de la vraie démocratie, qui engage l'individu et la communauté dans un équilibre économique et écologique exigeant le partage et l'auto-limitation, et c'est au nom de l'imagination créatrice que Cornélius Castoriadis se montre si sévère, opposant au nihilisme jouisseur une exigence fondée sur le respect de ce qu'il y a en l'homme de plus signifiant.
Cornélius Castoriadis, La Montée de l'Insignifiance. Seuil, 241 p.