Flash-back sur le premier reportage de JLK, 23 ans, paru le 21 juin 1970 dans La Tribune de Lausanne…
Après un atterrissage en douceur, et quelques formalités, la masse des vacanciers est dirigée vers les différents hôtels de la région de Sousse, où elle passera de quiètes vacances balnéaires. De son côté, le groupe du circuit se réunit autour de son guide et de son chauffeur, deux jeunes Tunisiens sympathiques. Le groupe est très réduit, ce qui se révélera fort agréable : trois couples romands, deux véritables jeunes filles suissesses alémaniques, et autant d’appareils photographiques et autres caméras, prompts à capter l’unique souvenir. Tous ont choisi le circuit parce qu’ils désiraient voir autre chose que les seules plages du pays, tous sont venus sur recommandation de leurs amis, tous montrent un désir louable de connaître d’autres paysages, un mode de vie, un peuple différent. L’expérience promet d’être passionnante…
Deux mondes face à face
La première étape nous conduit à Kairouan, à travers de grandes plaines cultivées qui ont terriblement souffert des inondations de l’automne passé. Mohsen, notre guide, nous explique que les grands lacs que nous détournons ne sont nullement des preuves de richesse en eau, mais bien plutôt les derniers vestiges d’une catastrophe nationale. D’emblée, mes compagnons sont ainsi confrontés à une réalité qui leur apparaîtra bien souvent : le sort difficile réservé aux Tunisiens par les invasions successives, le colonialisme et les fléaux naturels; le contraste souvent violent entre la désolation et la luxuriance, la pauvreté et le luxe.
Jusqu’à la ville sainte, qui nous apparaît dans une brume surréelle, Mohsen ne cesse d’énumérer, chiffres à l’appui, les réalisations nouvelles de son pays sur le plan de l’agriculture, de l’industrie ou de l’enseignement. Les touristes applaudissent, déjà séduits par cet essor qu'il eur rappelle la belle prospérité de leur patrie. A Kairouan, nous descendons dans un hôtel somptueux, plein de fleurs et de jets d’eau, le premier de la chaîne de haut standing que nous visiterons successivement. Pour les vacanciers, l’hôtel est un élément important. S’ils acceptent de traverser des tempêtes de sable en autocar, s’ils s’intéressent aux coutumes des troglodytes, ils n’exigent pas moins que leur linge soit blanc, leurs salles de bains miroitantes et la climatisation de leur chambre parfaitement réglée. De palace en faux palace, ils collectionneront précieusement les prospectus colorés témoignant de leur passage dans des établissements qu’ils n’auraient pu sepayer individuellement.
Même chose pour la nourriture, qui doit être un irréprochable compromis entre les plats européens et les mets du pays. Ainsi,les touristes ne seront-ils pas trop brutalement arrachés à leurs habitudes et à leur confort, ainsi en auront-ils pour leur argent. Un peu moins de mille francs suisses: telle est la somme qui permettra à mes compagnons de découvrir le pays lors de la semaine qui vient, puis de séjourner huit autres jours dans une station balnéaire.
Le « circuit »
De Kairouan à Tunis, en passant par la côte, les steppes, le désert, la montagne et les plaines verdoyantes, le circuit est remarquablement varié. Ordinairement, il s’effectue avec un autocar d’une trentaine de personnes, ce qui complique passablement la tâche du guide, et rend le programme plus rigide. Pour nous au contraire, l’horaire peut se modifier, et s’il prend à l’un la fantaisie de vouloir s’arrêter afin de voir une chose particulière, Habib le chauffeur stoppe volontiers. De cette façon, le voyage devient une sorte de randonnée familiale, où chacun peut trouver ce qui lui plaît. Cependant, les étapes sont bien prévues, et les curiosités scrupuleusement décrites par Mohsen.
Toujours à Kairouan le deuxième jour, nous visitons ainsi la Grande Mosquée, le monastère du Compagnon de Mahomet, le bassin des Aghlabides, un magasin de tapis, une jeune artisane à son métier, et les souks, tout cela en une matinée. Sans même se livrer à un marathon, le touriste picore ainsi de place en place, prenant de chaque chose le cérémonieux clic-clac. Et tandis que l’un choisit le tapis de ses rêves, l’autre s’affuble de la chéchia, qui le désignera définitivement comme étranger. Mais le voyage ne fait que commencer.
La prochaine étape nous conduit à Sfax, ville portuaire et industrielle, en passant par le grand amphithéâtre romain d’El Djem, où l’une de nos compagnes rencontre son premier chameau. Séduite, elle s’en payera un en peluche deux étapes plus loin. De Sfax, où nous sommes réveillés par la prière du muezzin, nous poursuivons notre route vers le Sud. Les oliveraies font place aux eucalyptus, la végétation se raréfie. Dans une région de steppes brûlées par le soleil, alors qu’un groupe de femmes s’affaire autour d’un puits, j’entends ces propos savoureux : à Mohsen expliquant que l’eau est la plus" grande richesse du pays, un touriste fait remarquer : « En fait, pour vous, l’eau c’est l’argent ! » Et Mohsen de répondre : « Non, c’est la vie... »
La vie, nous la retrouvons à Gabès, l’oasis bien connue des envahisseurs coloniaux et touristiques. Après les chants de la Légion, la palmeraie connaît la ronde quotidienne des calèches à la promenade. Près du bassin d’irrigation, des gamins nous offrent des abricots : « Moins beaux qu’en Valais, mais tout aussi bons ! » s’exclame notre chauvin de service.
Ce besoin de se raccrocher sans cesse à des choses qu’il connaît, le touriste le montre souvent. Devant une ruine, il s’écriera : « Eh !Valère... » Pour une usine, ce sera : « Ah ah ! les câbleries de Cossonay... » A l’endroit d’un beau paysage : « Comme du temps de Jésus !... » Ou encore, en traversant un bidonville : « Que c’est typique ! »
Comme au cinéma…
Mais cela est bien compréhensible. En quelques heures, mes compagnons ont changé de monde, passé d’une petite vie tranquille et bien ordonnée, à une véritable aventure. Le bac paisible qui nous fait traverser le bras de mer de Djerba, devient radeau de la Méduse, et le désert que nous approcherons les jours suivants, se déchaînera un instant pour la traditionnelle tempête de sable.
Après Djerba, nous sommes à Matmata. Matmata, c’est un plateau montagneux, un paysage lunaire dans lequel se sont réfugiés jadis quelques tribus berbères. Aujourd’hui encore, ceux-ci vivent dans leurs maisons troglodytiques, subsistant d’agriculture ou travaillant à la « Nouvelle Matmata» équipée d’installations modernes. Femmes très belles, hommes fiers, les habitants de l’ancien Matmata mènent une existence équilibrée, simple mais riche de sa simplicité.
Dans l’hôtel des cavernes, parfaitement aménagé, nous avonsle loisir d’admirer leurs danses folkloriques, nullement altérées par la vogue touristique du lieu. D’une jeune pécore de la banlieue parisienne, faisant partie d’un « club » en excursion, j’entends pourtant cette remarque hautement significative de la sensibilité et de la culture de la personne : « Quoi, lestroglos, c’est leurs prolos... »
Les «veaux» et les autres
Cette mentalité affligeante, on a tendance à la prêter à tous les touristes, sans distinction. En réalité, tous ne sont pas des veaux,tous ne suivent pas le guide sans se poser de questions, et ceux quej’accompagne m’en ont donné la preuve rassurante. Non, ils ne se sont pas préparés au voyage. Pas de livres compilés, très peu de connaissances de l’histoire, de la situation actuelle du pays. Pourtant, le choix de ce circuit leur impose des contraintes, a supposé de leur part une certaine ouverture d’esprit. Pour eux, plus que pour les amateurs de plages, la Tunisie représentera quelque chose.
Et puis, au fil des conversations qui s’échangent à tous propos dans notre mini-car, une compréhension meilleure des grands problèmes tunisiens aura été possible. Des veaux, les ruines de Carthage en regorgent, semblables à ceux de l’Acropole et du lac des Quatre-Cantons. Mais à Nefta, l’oasis merveilleuse qui déverse ses sources à la frange extrême du Sahara, je n’ai vu que des touristes attentifs, et curieusement troublés par le contrasteinsolent du palace des mille et une nuits dominant le très pauvre bled.
A Nefta, le prix de la construction de cet édifice eût suffi à repourvoir l’économie de toute la région. De cette réalité, les touristes du circuit ont pris conscience, et ce n’est pas négligeable. Au fur et à mesure qu’ils s’y acclimataient, mes compagnons tendaient à chercher plus de contact avec les gens, posaient des questions plus précises, montraient qu’ils n’étaient plus tout à fait à « l’étranger ».
Du désert au Hilton
En six jours, le circuit d’Hotelplan nous a montré de nombreux aspects de la Tunisie : déserts aux serpents effrayant les jeunes Suissesses allemandes, villages et villes grouillant d’enfants et d’adolescents, campagnes ravagées par les inondations, mais partout restaurées (il faudra cinq ans auxTunisiens pour effacer les traces du sinistre), scènes pittoresques de toutes sortes, marchés de chameaux, bédouins; potier à l’ouvrage, souks - autant d’images que chacun se repassera bientôt dans le secret de son souvenir.
Des 52 degrés au soleil de Nefta à la fraîcheur des montagnes de Kasserine, de l’oued bondé de gosses en guenilles, au café des Nattes du marché aux minets de Sidi Bou Saïd, les touristes, ont vu ce qui se laissait voir. Peut-être diront-ils qu’ils ont «fait» la Tunisie. Peut-être se limiteront-ils à cette vision encore flatteuse et lointaine d’un pays fascinant, à connaître en profondeur. Du moins auront-ils pris la peine d’entrouvrir une première porte, d’enlever un instant leurs œillères.
(Ce reportage a paru dans les colonnes du supplément dominical de La Tribune de Lausanne, le 21 juin 1970.)